"Vision 2050" devait être le cadre stratégique qui propulserait le Sénégal vers une prospérité inclusive, où croissance économique et développement social se conjugueraient harmonieusement. Pourtant, à peine ce plan amorcé, il s’effondre déjà sous le poids des réalités imposées par la sortie récente du Sénégal de la catégorie des Pays les Moins Avancés (PMA). Ce changement de statut, annoncé le 19 décembre 2024, n’est pas un détail administratif : il bouleverse les fondations mêmes de l’économie sénégalaise et expose de manière flagrante le manque de prospective et de rigueur des dirigeants actuels.
Le Sénégal sort des PMA sans filet de sécurité. Jusque-là, le pays bénéficiait de conditions financières avantageuses : crédits concessionnels à faibles taux d’intérêt, subventions directes et accès prioritaire à certaines aides internationales. Désormais, ces privilèges s’éteignent, et le pays est propulsé sur les marchés financiers internationaux, où il devra rivaliser avec des économies émergentes plus robustes. Les coûts d’emprunt y sont bien plus élevés, et les exigences de performance, de transparence et de rentabilité sont nettement accrues.
Cette transition aurait pu être une opportunité pour revoir le modèle économique, affiner les priorités et préparer une stratégie réaliste. Mais rien de tel n’a été fait. Le gouvernement a continué à élaborer "Vision 2050" comme si le Sénégal demeurait un PMA, ignorant ainsi les implications structurelles et financières de ce changement de statut. L’un des aspects les plus préoccupants est la gestion de la dette publique. En 2024, le Sénégal a contracté 4 491,4 milliards de francs CFA de dettes, dont 1 113 milliards destinés à des projets spécifiques, 81,8 milliards pour des programmes ciblés, et **3 296,7 milliards regroupés sous une catégorie floue intitulée "autres emprunts."
Ces chiffres posent des questions fondamentales : quels projets spécifiques justifient ces 1 113 milliards ? Quels programmes sont financés par les 81,8 milliards, et surtout, quels sont leurs impacts mesurables ? Mais le point le plus opaque reste cette enveloppe de 3 296,7 milliards de francs CFA, regroupée sous la catégorie "autres emprunts." À quoi servent ces fonds ? Quels secteurs en bénéficient ? Pourquoi aucune ventilation détaillée n’est-elle disponible dans la Loi de Finances Rectificative (LFR2024) ? Ce manque de transparence alimente la méfiance et expose une gouvernance financière qui semble naviguer à vue.
L’opacité dans la gestion des finances publiques n’est pas un simple défaut administratif : elle reflète une incapacité à établir des priorités claires et mesurables. Sans transparence, il est impossible d’évaluer l’efficacité des dépenses ou de s’assurer que les emprunts massifs profitent réellement à la population. Pendant ce temps, les marges de manœuvre budgétaires se réduisent, et le poids croissant de la dette compromet la capacité du Sénégal à investir dans des secteurs essentiels comme l’éducation, la santé ou l’agriculture.
Les priorités affichées par "Vision 2050" semblent largement déconnectées des réalités locales. Les fonds publics continuent d’être orientés vers des projets de prestige – autoroutes, ponts monumentaux, bâtiments administratifs ultramodernes – qui brillent sur la scène internationale mais laissent les populations rurales et les quartiers défavorisés dans un état de dénuement. Les écoles manquent de matériel de base, les hôpitaux peinent à fournir des soins adéquats, et les routes secondaires restent impraticables.
Pendant ce temps, les jeunes diplômés peinent à trouver un emploi, les agriculteurs reçoivent des rémunérations dérisoires pour leurs récoltes, et les pêcheurs voient leurs eaux pillées par des flottes étrangères. Ces inégalités flagrantes ne font que s’aggraver, et le plan "Vision 2050" tel qu’il est conçu ne semble pas avoir les moyens d’y remédier.
D’autres pays sortis des PMA, comme le Botswana ou le Cap-Vert, ont montré qu’il était possible de transformer cette transition en tremplin de développement. Cependant, ces réussites reposaient sur une planification rigoureuse, une gestion financière transparente et des investissements stratégiques dans les secteurs essentiels. À l’inverse, le Sénégal semble avoir abordé cette étape cruciale avec une impréparation alarmante. La demande tardive de moratoire jusqu’en décembre 2024 pour retarder la sortie des PMA illustre cette prise de conscience tardive et une gestion réactive plutôt qu’anticipative.
Ce manque de prospective des dirigeants actuels est d’autant plus inquiétant que cette transition était prévisible depuis plusieurs années. L’incapacité à ajuster le plan "Vision 2050" à cette nouvelle réalité reflète une déconnexion entre les ambitions affichées et les défis concrets auxquels le pays doit faire face.
Si rien n’est fait pour corriger le tir, les conséquences pourraient être désastreuses. L’augmentation de la dette publique, combinée à une diminution des marges de manœuvre budgétaires, risque de freiner la croissance et de compromettre la stabilité économique et sociale du pays. Pour éviter un naufrage, "Vision 2050" doit être repensée de fond en comble. Ce plan ne peut plus se permettre d’être une vitrine internationale déconnectée des besoins réels des Sénégalais.
La transparence totale dans la gestion des finances publiques, la priorisation des investissements dans les secteurs à fort impact social, et une stratégie rigoureuse pour attirer des capitaux étrangers tout en limitant la dépendance à l’endettement sont indispensables. Le Sénégal est à un tournant décisif. Si les ajustements nécessaires ne sont pas faits, "Vision 2050" deviendra le symbole d’un échec collectif, où ambitions mal placées et promesses non tenues auront détruit les rêves d’un peuple. Mais avec une gouvernance éclairée et des choix stratégiques audacieux, il est encore possible de transformer cette vision en une opportunité réelle pour tous.
Le temps n’est plus aux slogans vides. Le temps est à l’action. Faute de quoi, le Sénégal risque de devenir la parfaite illustration de ce que signifie bâtir sur des illusions.
Pierre Hamet BA.