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ET DIEU CRÉA L’AMÉRIQUE!

La vieille Europe s’est à peine remise de ses éblouissements coloniaux qu’elle se réveille un matin avec, sur le trône de Pierre, un fils du Nouveau Monde. Le ciel de Rome a exhalé sa traditionnelle fumée blanche, mais ce n’est pas de l’encens. C’est un signal, presque un télégramme diplomatique enrobé d’arômes liturgiques : désormais, la foi catholique s’exprime avec l’accent de Chicago.

Et non, ce n’est pas une fable satirique écrite par un pamphlétaire européen en mal d’inspiration. C’est bien réel. Un Américain, Robert Francis Prevost, devenu Léon XIV, vient d’accéder à la plus haute charge spirituelle de la planète catholique. Ce qui, à première vue, pourrait passer pour une anecdote sympathique dans une chronique de Vatican Magazine, devient soudain le miroir d’un basculement : l’institution religieuse par excellence vient d’ouvrir un bureau principal en périphérie de l’Empire.

Pour un esprit détaché des dogmes, peu enclin aux génuflexions et plutôt favorable à la séparation des sacristies et des ministères, cette nouvelle aurait pu ne provoquer qu’un haussement d’épaule poli. Mais ce serait ignorer le sous-texte. Car ce n’est pas un homme seul qui accède à la papauté, c’est toute une atmosphère politique, une fragrance culturelle qui traverse l’Atlantique en soutane blanche.

Ceux qui tirent les ficelles idéologiques à Washington n’ont pas manqué d’y voir une divine opportunité. Dans les salons feutrés où l’on rêve de croisés en col blanc, la nouvelle a le goût d’une victoire douce. Il faut dire qu’en ces lieux, l’Évangile est souvent lu à la lumière des armes à feu et des déductions fiscales. Et quand la morale religieuse devient le cheval de Troie d’un projet de reconquête civilisationnelle, l’élection d’un pape yankee ne peut qu’être perçue comme un joyau stratégique : voilà l’Église alignée sur les fuseaux horaires de Wall Street.

Et pourtant, cet homme-là a marché ailleurs. Il a foulé la poussière des Andes, parlé quechua avec les oubliés du monde, partagé les silences rugueux des peuples sans voix. Il vient du terrain, pas des couloirs dorés de la Curie. Son passé, enraciné dans les marges, parle davantage aux cœurs sincères qu’aux manipulateurs de doctrines. Cela seul suffirait à désarmer les cyniques. Du moins, temporairement.

Sur les sujets brûlants de société, le nouveau pape ne joue ni la provocation ni l’anathème. Il avance sur le fil, tendu entre tradition et compassion. Il ne tend pas de pièges rhétoriques, il laisse ouvertes les portes, même entrouvertes. Ce n’est peut-être pas l’audace qu’attendaient les plus progressistes, mais à l’heure des radicalismes effrénés, l’équilibre lui-même devient résistance.

Mais pendant que Léon XIV prend la température des marges, d’autres réchauffent les braises de l’identité. Aux États-Unis, des catholiques influents investissent méthodiquement dans la reconquête d’une Église qu’ils rêvent masculine, hiérarchique, et virilement autoritaire. Ils bâtissent des écoles, financent des think tanks, plantent leurs drapeaux jusque dans les jardins du Vatican. Leur théologie n’est pas une spiritualité, c’est un agenda. Leur prière n’est pas une élévation, c’est une manœuvre. Ils parlent d’amour mais pensent en termes de pouvoir.

Ils n’ont que mépris pour les ouvertures de François, qu’ils taxent de naïveté. À leurs yeux, l’Église devrait redevenir une citadelle, bastion avancé d’un Occident en guerre contre le monde. Et dans ce jeu cynique, un pape américain – même modéré, même humaniste – peut servir de totem. Une façon habile de recoloniser le sacré sans le dire.

Il faut donc à Léon XIV, dès les premières heures, non seulement de la foi, mais une lucidité géopolitique. Car l’habit blanc ne protège pas des ambitions sombres. Et s’il ne veut pas être l’emblème d’une Eglise qui s’américanise à coups de slogans identitaires, il devra faire plus que bénir : il devra parler, résister, poser les bornes d’une catholicité qui ne rime ni avec nationalisme ni avec capitalisme compassionnel.

Du côté de Mar-a-Lago, l’ex-président au brushing providentiel n’a pas tardé à saluer l’élection pontificale avec l’emphase d’un homme d’affaires qui vient d’acheter une franchise. Il semble croire que la papauté américaine est une extension naturelle du Made in USA, et qu’il ne manquerait plus qu’une déclaration pontificale en faveur du Texas comme capitale spirituelle pour sceller le deal.

Et pourtant, l’Église n’est pas (encore) une multinationale. Elle n’a pas été rachetée, du moins pas officiellement. Elle demeure, au moins en principe, un lieu où la parole devrait résonner au-delà des drapeaux. Reste à savoir si Léon XIV saura faire entendre cette voix, sans se laisser instrumentaliser.

Il lui faudra incarner l’universel dans un monde qui segmente. Élever la spiritualité là où d’autres voudraient ériger des frontières. Résister aux chants séduisants des doctrinaires qui rêvent d’une foi de garnison.

Il n’est pas, pour l’instant, une révolution. Il est peut-être un pari. Un pari que, dans le silence d’un monde saturé de bruit, la foi puisse encore porter une exigence d’humanité. Un pari que l’Église, malgré ses renoncements, puisse à nouveau être ce lieu où l’on élève non les murs, mais les consciences.

Alors oui, le moment est venu non pas de croire aveuglément, mais d’espérer lucidement. Un homme venu du Nord pourrait, s’il en a le courage, faire battre à nouveau le cœur d’un Sud oublié. Non pas pour convertir, mais pour écouter. Non pas pour régner, mais pour servir.

Car la grandeur d’un pape ne réside pas dans sa nationalité, ni dans sa capacité à survivre aux factions. Elle se mesure à la profondeur avec laquelle il rappelle que la seule autorité qui vaille encore dans ce monde brisé, est celle de la bienveillance intransigeante. Celle qui tend la main non pour juger, mais pour relever. Celle qui ne craint ni le désordre du monde, ni la liberté de penser.

Et peut-être alors, Léon XIV ne sera pas l’homme d’un empire, mais celui d’une brèche. Un interstice dans l’histoire. Là où, entre deux dogmes, s’infiltre encore la possibilité du souffle.

Pierre Hamet BA.

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