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TOUT EST DE MA FAUTE

Il est plus facile d’accuser le vent que de se demander pourquoi notre pirogue a chaviré. Dans la société sénégalaise, comme dans nombre de sociétés marquées par un imaginaire où l’individu est toujours inséré dans un réseau de forces invisibles, l’idée que l’on puisse être soi-même la cause de son propre malheur semble inconcevable. L’échec, au lieu d’être interrogé comme le produit d’une série de décisions, d’actions ou d’inactions personnelles, est presque systématiquement projeté à l’extérieur de soi. Il est attribué à autrui, à des forces occultes, à un entourage malveillant, à un sort maléfique, à des jaloux, à la fatalité ou au destin. Loin de constituer une simple attitude psychologique, cette fuite de la responsabilité est devenue une structure culturelle implicite, qui traverse la vie quotidienne, les rapports familiaux, l’espace conjugal, la sphère scolaire, et jusqu’aux relations professionnelles et politiques.

Lorsqu’un élève échoue au baccalauréat ou à un concours, la première réaction n’est que rarement une introspection. Il n’est pas courant d’entendre un jeune dire : « Je n’ai pas assez travaillé. Je n’ai pas su m’organiser. Je dois revoir ma méthode. » L’explication spontanée est souvent extérieure : « On m’a fait un maraboutage. », « Le correcteur était injuste. », « Un membre de ma famille ne veut pas que je réussisse. » Cette déresponsabilisation est renforcée par l’environnement familial et social, qui confirme et valide ces explications en les rationalisant dans un langage de la victimisation invisible. Au lieu d’éduquer à la responsabilité, la famille parfois cultive le soupçon contre l’autre, alimentant un climat de paranoïa sociale.

Dans les couples, la même dynamique est à l’œuvre. Quand une relation se détériore, chacun campe sur sa version, persuadé que l’autre est l’unique fautif. L’homme accuse les amies de sa femme, la femme soupçonne la belle-famille, les deux pointent des figures secondaires censées avoir manipulé, divisé, ou influencé. Ce qui fait souvent défaut, c’est le moment de lucidité où chacun se regarde dans le miroir de ses actes : « Ai-je manqué de tendresse ? Ai-je fui le dialogue ? Ai-je été juste ? » Ces questions, qui sont le seuil de toute éthique relationnelle, sont éclipsées au profit d’un schéma binaire dans lequel l’ennemi vient toujours d’ailleurs.

Dans le monde professionnel, nombreux sont ceux qui, après un licenciement ou une mise à l’écart, attribuent la cause de leur sort à une trahison, à un complot, à la jalousie d’un collègue. Mais peu acceptent de se demander si leur propre comportement, leur manque de rigueur, leur attitude au travail ou leurs absences répétées ont pu peser dans la décision de l’employeur. Ce refus de la responsabilité personnelle est d’autant plus préoccupant qu’il alimente une culture de la plainte et du ressentiment, plutôt qu’une culture de l’amélioration continue.

Même dans le champ politique, le citoyen sénégalais accuse volontiers ses dirigeants de tous les maux – ce qui peut être justifié sur certains points – mais oublie souvent de questionner son propre rapport à la loi, au civisme, à la solidarité. Il est facile de décrier la corruption des élites, tout en glissant un billet à un policier pour éviter une amende. La dénonciation devient alors une forme commode de dédouanement moral. L’on crie à l’injustice sans jamais se demander quelle part de cette injustice on tolère, on reproduit ou on cautionne à travers ses propres actes.

Cette fuite devant la responsabilité n’est pas propre au Sénégal, mais elle y prend des formes particulièrement structurantes. Elle est nourrie par un imaginaire mystique où tout événement trouve sa cause dans l’invisible : la sorcellerie, les djinns, les ancêtres offensés, le mauvais œil. Si ces références font partie intégrante de la culture et ne doivent pas être moquées, elles deviennent problématiques dès lors qu’elles annihilent la capacité d’analyse rationnelle, bloquent l’autocritique, et paralysent l’action corrective.

Être responsable, c’est pourtant accepter d’être la cause, en tout ou en partie, de ce qui nous arrive. Ce n’est pas se flageller, ni se culpabiliser excessivement, mais reconnaître que nous avons un pouvoir d’agir sur notre vie. C’est, comme l’écrit Jean-Paul Sartre, reconnaître que « l’homme est condamné à être libre », c’est-à-dire qu’il ne peut échapper à la responsabilité de ses choix, même lorsqu’il prétend n’en avoir aucun. Le refus de cette responsabilité est un refus de liberté.

Il est urgent de revaloriser la responsabilité individuelle comme fondement de toute existence éthique. Cette revalorisation commence dans l’éducation : enseigner aux enfants à reconnaître leurs erreurs, à en tirer les leçons, à ne pas chercher immédiatement un coupable ailleurs. Elle continue dans les familles, où l’on doit cesser d’encourager les récits paranoïaques pour favoriser la vérité intérieure. Elle se prolonge dans les institutions, qui doivent promouvoir l’exemplarité plutôt que la victimisation, et dans les discours publics, qui doivent cesser de flatter les réflexes de déni au lieu d’élever les consciences.

Accepter de dire « tout est de ma faute », ce n’est pas nier les injustices réelles, les violences symboliques ou les rapports de domination qui existent dans la société. C’est simplement refuser que ces éléments servent d’alibi à l’immobilisme. C’est choisir, chaque jour, de se tenir debout face à sa propre vie, de s’y engager pleinement, et de comprendre que ce que nous ne transformons pas en nous, nul ne le transformera pour nous.

Pierre Hamet BA.

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