Je suis bête, peut-être ; assurément et même très bête certainement me direz-vous, mais je vous invite aujourd’hui à une fastidieuse entreprise philosophique consistant à demander aux grandes gueules ce qu’elles savent (scit), dont on leur demandera pourquoi elles le savent (causa scientie) ; ce qu’elles ont entendu dire (audivit dici), dont on leur demandera de préciser auprès de qui elles l’ont entendu (a quibus audivit ?) ; ce qu’elles croient (quid crédit ?), dont on leur demandera pourquoi elles le croient (la causa credulitate).
Nous entendrions sans doute des réponses très variées mais, toutes, autour du thème de la multitude comme par exemple : « à travers ce que les gens disent communément », ce que « tous », ce que « les hommes », ce que « beaucoup de gens », ce que « les uns et les autres » disent ; ou encore, ce que « le peuple » ou ce que la majeure partie du peuple, etc. Personne ne dirait qu’il sait ce qu’il sait ; dit ce qu’il dit, parce qu’il en a été témoin (la sciencia).
Les grandes gueules s’approprient donc assez bien les thèmes de la multitude pour organiser en fonction d’elles, plus ou moins astucieusement, des stratégies d’attestation dont l’objectif est de compromettre le plus efficacement possible, à partir d’éléments peu substantiels, la manifestation du réel, sans trop encourir les soupçons de mauvaises intentions. C’est comme cela que naît ce qu’on appelle opinion publique et qui n’est rien d’autre sinon rumor, clamor, clamosa insinuatio, vox communis ou encore communis opinio.
En d’autres termes, l’opinion publique est une construction mensongère qui tente de se substituer au réel et donc à la vérité elle-même. En d’autre temps, ces opinions ne sortiraient pas des salons, des bars et des milieux au sein desquels les ragots et les frasques se propageaient loin de la bienséance de ce qu’il est convenu d’appeler espace public ainsi que l’entendait Habermas. Mais au siècle qui est nôtre, tout imbécile disposant d’un smartphone peut grandement faire étalage de son imbécilité et trouvera autant d’imbéciles pour relayer des propos d’une ignominie déconcertante dont raffole une masse d’imbéciles devenue critique.
C’est alors à qui aura la plus grande gueule. Et, à ce jeu, les grandes gueules rivalisent en imagination, créativité et ingéniosité. Mais tous, procèdent pour ainsi dire à des combinaisons au sein desquelles l’«audire dici» joue le plus grand rôle, associé à quelques éléments, souvent parcellaires et presque toujours invérifiables, allégués sous le régime de la « sciencia » ; l’objectif étant de cacher leurs véritables motivations. Les plus audacieux parmi eux livrent de petits récits habilement contés, parfois hauts en couleurs et forts convaincants qu’ils disséminent dans l’espace public, via internet, dans le but d’en faire parler le plus possible.
C’est ce que l’on appelle faire le buzz. Il s’agit d’une construction sociopolitique dont les modalités sont fort diverses selon les cas, mais dont le propre est, tout comme l’opinion publique, de dénier implicitement ses conditions de production en se présentant comme une donne immanente du monde social. Son efficacité est d’autant plus grande que, en raison de la nature vague de son référent réel, le buzz, devenu le soubassement de l’opinion publique et reconnu par ceux qui sont en position de le faire, ne peut guère être vérifié ou contredit par d’autres.
C’est ainsi qu’il faut comprendre la fameuse assertion de Bourdieu selon laquelle « L’opinion publique n’existe pas ». Elle n’existe pas « sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence ». Puisque l’opinion publique, par essence, ne préexiste pas à l’opération qui consiste à la recueillir et à la dire ; puisque, par ailleurs, le résultat de cette opération peut difficilement valoir comme opinion publique sans prétendre saisir une réalité indépendante de cette même opération constitutive, on doit considérer que l’opinion publique ne peut exister qu’en tant qu’elle n’existe pas.
En cela, le plus significatif en matière d’opinion publique n’est donc pas sa teneur mais les conditions qui président à son expression. Les acteurs et les institutions qui font savoir ce que dit l’opinion, lui donnent vie. En parlant pour elle et en son nom, ils font beaucoup plus que relayer un discours qui, de fait, n’existerait pas sans leur médiation.
Je suis peut-être simple d’esprit, mais voilà exposées les raisons pour lesquelles l’espace public sénégalais semble à mon sens être infesté de motivations subjectives inavouées et malsaines qui engendrent, en fin de compte, des prises de position péremptoires et asymétriques qu’on appelle allégrement opinion publique alors qu’elles ne sont en réalité que des opinions personnelles rendues publiques dans une sorte de téléréalité quotidienne de mauvais goût qui jure d’avec le réel. Il devient donc nécessaire, voire urgent, de revisiter la notion même d’espace public au sens habermassien du terme et de procéder à la systématisation d’une dialectique entre espace public et opinion publique.
Pierre Hamet BA.