Nous l’adorions, ce camarade. Quand on organisait des grèves, il était défaillant. Quand on jouait au foot, il était l’arbitre. Quand on a commencé à draguer, il marmonnait: "soyez sérieux les gars". Quand on organisait des soirées, il était posté à l’entrée et il était naturellement préposé à la distribution des boissons et autres friandises aux invités.
Il avait le commerce facile. Jamais il ne se fachait. Jamais il ne livrait bagarre. Il s’entendait tellement bien avec les filles que c’est à peine qu’elles ne le considéraient comme leur copine. Il fallait passer par lui pour aborder la fille qui nous plaisait. Il prenait les noms de bavards et dénoncait les tricheurs. Mais il portait tout aussi lettres et messages aux pretendants et prétendantes. Nous l’adorions. On s’en accommodait. Il ne faisait pas de vagues mais il était bien là. À la périphérie mais bien présent.
Il nous arrangeait bien. Car, qui ne voulait pas jouer au foot. Qui ne voulait pas danser avec les copines en ces rares occasions où les parents les laissaient sortir le temps d’un réveillon de Noël ou d’une nuit de l’an. En plus, qui ne se laissait pas tenter par la découverte de l’amour en ces temps pubères. Mais notre pote, lui, ne s’y interessait pas du tout. Il avait sa zone de confort. Cest là qu’il avait du pouvoir. Et il l’exerçait depuis la périphérie.
En étant l’arbitre, il ne prenait pas partie mais il décidait tout de même quelle faute siffler, qui allait prendre un carton jaune ou qui allait tout simplement quitter le terrain avant la fin de la partie. En jouant les portiers, il contrôlait qui avait cotisé ou non, qui était invité ou pas. Il avait sa petite parcelle de pouvoir et il la tenait jalousement. Gare au copain qui avait le malheur de s’embrouiller avec, la veille d’un match.
Quand, dans les années 80 le mouvement de l’orthodoxie musulmane prenait son envol au Sénégal, il embrassait la religion. Le terrain était préparé de longues dates. Il nous pensait déviants. Et voilà qu’il a trouvé la lumière. Très vite, il s’est transformé en donneur de leçons. Celui que nous ne considérions que très peu voulait ainsi passer de la périphérie au centre, convaincu qu’il était investi d’une mission divine: celle de nous remettre sur le chemin de sa lumière. Or, les écailles n’étaient pas assez tombées de ses yeux aveugles.
C’est là tout le problème de ceux qui souffrent de ce sentiment réel mais pas justifié d’avoir été mis à l’écart durant leur enfance. Ils éprouvent un profond complexe d’infériorité. Comme un boomerang ils reviennent toujours pour prendre une sorte de revanche qui n’a pas lieu d’être. Ce sont des hommes de pouvoir en fait. De leur petite parcelle périphérique, ils se sont habitués à nous dicter insidieusement leur bon vouloir. Et maintenant qu’ils en ont les moyens matériels, qu’ils ont grandi, qu’ils ont deux femmes voire plus, qu’ils sont entourés par ceux qui leur ressemblent en tout point de vue et qui partagent avec eux la même passion de l’orthodoxie, les choses risquent de se passer comme au match de foot de notre enfance. On aura beau pris des coups mais notre pote ne sifflera point.
Tout ce qui le préoccupe en vérité c’est de nous convaincre qu’il n’est plus le même. Il a grandi. Il a des responsabilités. Mais en fait, contrairement à ce qu’il pense, il n’a pas changé pour autant. En tout cas, pas tant qu’il le pense. Il veut toujours nous apporter sa lumière. Il a une solution pour nous. Mais une solution dont ils ne se soucient point de savoir si nous la voulons ou pas. Peu importe, il a son programme et par tous les moyens il va tenter de nous le faire inoculer. Toutefois, il oublie une toute petite chose: nous n’avons jamais quitté le centre. Mettre au pouvoir une personne meurtrie par autant de stigmates revient à mettre un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Pierre Hamet BA.