Dans les trois articles que j’ai consacrés à la position libanaise au Sénégal, j’ai expliqué comment et pourquoi la communauté libanaise s’est installée au Sénégal et la manière dont l’administration coloniale s’est servie des libanais comme bouclier social et intermédiaire négociant. A cela est venu s’ajouter la nécessité de sécuriser la production de l’arachide qui entrait désormais dans les habitudes de consommation en métropole (huiles, margarine, fromages, tourteaux pour les animaux) mais aussi, dans la production industrielle (huile de graissage, fabrication de glycérine et d’explosifs). Pour cause, les français allaient se heurter à un adversaire de taille dans notre pays.
En effet, Ahmad b. Muhammad b. Habib Allah connu sous le nom d’Ahmadou Bamba ou encore Serigne Touba, fondateur de la confrérie mouride, jouissait d’une grande importance économique. Ses adeptes s’adonnaient à la culture de l’arachide qui, depuis le 15e siècle dans le royaume du Cayor, si on en croit les écrits de Cada Mosto, était transformé en huile "couleur safran, odeur de violette et saveur d’olive" pour assaisonner les viandes. Cette longue tradition agricole amènera le Sénégal à produire et à exporter un peu plus de 2 500 tonnes d’arachides en 1885; plus de 140 000 tonnes en 1900; et, en 1930, plus de 508 000 tonnes (Pierre Deloncle, 1934). Dès lors les colons français allaient s’opposer à Ahmadou Bamba pour assurer leur main mise sur la production arrachidière et sécuriser ainsi les circuits d’approvisionnement. L’administration coloniale va donc fortement investir les libanais dans le commerce de l’arachide (Boutros Labaki, 1993) pour ainsi jouer un rôle central, contrôlé par le gouvernement français, dans le changement des structures économiques de production locale. (Souha Taraf, 1994).
Ainsi de plus en plus de libanais allaient s’installer au Sénégal pour y devenir les hobereaux de l’administration coloniale. C’est ahurissant de s’en rendre compte, mais le fait mérite attention. Pendant la colonisation il y avait en AOF plus de libanais que de colons francais. De 15% en 1908, ils sont passés à 87% de la population étrangère vivant en AOF. En 1936 ils sont 71% de la population totale des étrangers, soit 5 792 Libanais sur une population totale de 7 650 étrangers (Alhadji Bouba Nouhou, 2012). En ce qui concerne le Sénégal, le recensement de 1936 fait état de 3 410 français et 2 560 Libanais (Jean-Gabriel Desbordes, 1938). Mais les libanais allaient vite dépasser la population de colons établis au Sénégal. Ainsi en 1951 et 1952 on comptait respectivement 5 821 et 7454 libanais sur le territoire sénégalais contre 3351 français (Asmar, 1984).
Du point de vue économique, les libanais contrôlaient entièrement le commerce au Sénégal. En effet, en 1938, ils possédaient 75% des établissements commerciaux de Dakar, 55% de ceux de l’intérieur, le tiers des bâtiments de Dakar et 50% des bâtiments des localités de l’intérieur du Sénégal. Bien que peu nombreux dans l’agriculture, ils exploitaient tout de même des plantations d’agrumes : 2 à pout; 4 à SébiKotane et 3 à Saint-Louis. Un libanais s’était engagé dans la floriculture dans la banlieue de Dakar. Dans l’industrie, les libanais tenaient à Dakar trois confiseries-pâtisseries, une imprimerie, une fabrique de sacs; et une tannerie à Kaolack. Dans les services, on comptait plusieurs restaurants et hôtels exploités par des Libanais à Dakar. Et, dans les professions libérales, on comptait quatre librairies appartenant à des libanais, deux médecins et deux dentistes libanais. Ils avaient tout aussi plusieurs associations: 2 à Dakar, 2 à Kaolack, une à Saint-Louis et 2 à Thiès; et une revue hebdomadaire en langue arabe entre 1930 et 1935. (Mroueh, 1939).
On voit donc bien ici qu’il n’y avait de place pour les indigènes que dans des secteurs peu porteurs de richesses et d’avenir. Tout était fait pour que les sénégalais ne puissent pas un jour accéder à la classe moyenne, synonyme de pouvoir économique qui remettrait inévitablement en cause le pouvoir politique du colon. A titre de comparaison, ce n’est pas un miracle si les pays anglophones s’en sont mieux sortis que les pays francophones après les indépendances. Car, là où la politique coloniale anglaise dite "indirect rule" permettait aux autochtones de s’insérer dans la gestion politique et économique de leur pays, les français quand à eux ont totalement exclu les autochtones des affaires et leurs ont substitués un peuple étranger peu regardant et très peu scrupuleux quand au commerce des biens indigènes.
De tout ce qui précède, il ne serait pas faux d’indiquer que les français ont colonisé le Sénégal, mais que les libanais étaient l’instrument de cette colonisation. Ce ne sont donc pas les formes administratives coloniales, policières et quelque fois même sanguinaires dont on a trop souvent tendance à parler qui sont les plus abjectes. Mais quand on disserte sur la colonisation et sur ses effets on ne peut plus néfastes, on omet assez souvent d’évoquer la signification sociale additive qu’elle comporte. Or, c’en sont les dérivés et les subsistances, résistant au silence de la longue durée, qui justifient, à notre époque, la situation de la communauté libanaise au Sénégal. En effet, partout où le colon s’est installée, les structures sociales préexistantes ont été détruites et parmi ses ruines, a pris naissance non pas une nouvelle société mais une nouvelle stratification sociale, une sorte de nouvel ordre social sous-jacent au sein de laquelle les libanais allaient bénéficier du soutien administratif, logistique et financier du colon et entrer ainsi en jouissance des privilèges de la classe moyenne des sociétés colonisées.
Pierre Hamet BA.