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ANTICONSTITUTIONNELLEMENT

« Exposez gravement, devant des personnes non averties, que la grosse est une expédition particulière de la minute, et l’auditoire se demandera quel est l’établissement psychiatrique le plus adapté à votre cas ». (Jean-Pierre Gridel, « Introduction au droit et au droit français.» p. 23. Dalloz-1994). Ce n’est pas singulier : le droit parle droit. Et on semble ne point se soucier de l’interprétation qu’en fait son objet, c’est-à-dire le citoyen. Or, « La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois; et la plupart des guerres, de cette impuissance de n’avoir su clairement exprimer les conventions et traités d’accord des princes. » Montaigne, place ici (Essais, II, 12, « Apologie de Raimond Sebond ») l’interprétation au centre de la problématique du langage et de la communication, fait majeur de l’existence humaine qui a traversé de part en part toute l’histoire de la philosophie. En effet, comment avoir certitude de l’exactitude de l’interprétation que nous faisons des usages de la langue ? La compréhension que nous avons d’un discours, qu’il soit écrit ou oral, quand bien même nous semble-t-elle instantanée, emprunte cependant un chemin sinueux dans un vaste champ complexe de possibles interprétations. Le sens que nous donnons en définitive avec le plus grand souci d’exactitude peut malheureusement s’avérer quelque fois impropre. Qu’entendons-nous dès lors, ou que comprenons à l’énoncé du mot « anticonstitutionnellement » ? Est-ce le mot le plus long de la langue française ou alors un attribut caractérisant une démarche contraire à la constitution ? Dans ce dernier cas cependant, la compréhension ne suppose-t-elle pas au préalable la connaissance du mot « constitution » ? Mais comment connaitre le mot « constitution » en ne se référant pas à un dictionnaire et à l’opposé, comment avoir certitude de le connaitre sachant qu’« entre les formes effectivement rencontrées en discours et la nomenclature du dictionnaire le plus riche, subsiste un abîme impossible à combler, qui fait du dictionnaire un objet particulièrement décevant. » (J. Rey-Debove, 1971). Si donc la compréhension d’un seul terme de la langue française posent autant de questions, qu’en sera-t-il alors de ceux pour qui, d’emprunt, le français est passé langue officielle dans leur pays. Quelle compréhension peuvent-ils avoir d’un discours en français sachant que l’interprétation, travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens apparent, à déployer les niveaux de significations impliqués dans la signification littérale si on s’en réfère à Paul Ricœur, est d’abord et avant tout une affaire d’imaginaire et donc fait appel au royaume des sens cachés, des sen multiples, dans leur contexte originel et culturel ? Le symbole est pour ainsi dire le corollaire de l’interprétation. D’où devient nécessaire la connaissance et l’étude du monde symbolique et de l’univers de référence et de sens à interpréter. « En d’autres termes, la qualité de l’interprétation dépend des fonds de mémoire d’une communauté de même tradition. Ce qui présuppose, si l’on suppose, une certaine connaissance des structures symboliques, spécifiques de ce cadre dans ses différentes dimensions intellectuelles, socio-historiques et politiques » (B. Badji « La Folie en Afrique, une rivalité pathologique », Ed. L’harmattan, 1993). La connaissance des structures symboliques ouvre ainsi la voie au royaume des sens qui indique de manière pratiquement absolue, les conditions dans lesquelles se structure le discours. La langue est pour ainsi dire fondamentalement culturelle. Elle puise ses racines dans le substrat imaginaire communautaire et échappe le plus souvent à la maitrise de ceux qui ne participent pas de sa communauté propre. Comment alors lire et comprendre le droit écrit et exercé dans la langue française et s’appliquant à des peuples qui n’ont le plus souvent aucune notion de ce qu’est ou de ce que n’est pas la culture française ? Trop de gens restent enfermés dans l’ignorance de ce qu’est la liberté et en souffrent sans véritablement savoir que ce n’est qu’à cause de leur méconnaissance ou de leur manque de maîtrise de de la langue française. En d’autre termes, n’est-il pas anticonstitutionnel d’exercer le droit envers un justiciable qui ne participe pas du royaume de sens de la langue par laquelle le droit s’applique à lui ?

 

Il semble toutefois qu’il y ait un esprit du Droit. Une façon en quelque sorte générique et quelque peu générale de lire et de comprendre le droit. A moins donc d’être juriste, on ne pourrait ni comprendre, ni disserter sur un texte de loi, pis, exprimer sa pensée de simple citoyen, quelle qu’elle soit, sur une question de droit telle la constitution. A plus d’un titre, ce postulat évoque ce que Richard Rorty a appellé l’axe Platon-Kant, tradition dominante au sein de la philosophie occidentale. A quelques différences d’expressions près, Platon et Kant ont défendu l’existence de critères de qualité universels et fixes, supposés valides en tout temps et tout lieu. Platon parlait d’universels objectifs ; Kant, d’universels subjectifs. Mais l’idée commune consiste en ce que les jugements corrects reposent sur une perception correcte des universels et les jugements incorrects sur une mauvaise perception. Les valeurs absolues, de ce point de vue, seraient innées chez tous les êtres humains, identiques en tout temps et tout lieu, présentes dans ce que Platon appelait l’œil de l’âme et Kant la faculté du jugement ou le Goût. Cependant, on peut au moins opposer à cette conception de la valeur, l’idée que même si la valeur, se rapportant à la Raison, est universelle, le raisonnable, se rapportant à l’utilisation de la raison, est quand à lui, culturel. On le voit bien avec Hegel qui, dans la métaphore du Soulier, soutient que même si nous portons tous la mesure d’une chaussure, nous ne serions pas tous capables de faire une chaussure quand bien même nous disposerions de tous les matériaux nécessaires. Cela évoque d’une part l’utilisation de la raison et d’autres parts, l’environnement même qui la stimule. D’aucuns développent leur raison dans bien des choses, et d’autres pour de multiples raisons la développent dans bien d’autres choses. Est-ce cependant suffisant pour exclure, hors de la culture, dans la nature donc, tous ceux qui développent leur raison dans bien des domaines si nécessaires à l’accomplissement de l’Humain sur terre ? N’est-ce pas par ailleurs le cas dans le domaine du droit où l’on tente d’exclure la majorité des sujets du droit hors de la Raison du Droit en réservant aux seuls initiés des facs de droit le délice de la compréhension des textes de loi comme s’ils étaient les gardiens d’un ordre divin dont il sied de protéger les secrets.

 

Parce que le droit donne un sens particulier à certains termes (Gérard Cornu.1990), il y a bien évidemment un langage caractéristique du droit. Une « ordonnance » est, dans le vocabulaire courant, l’écrit comprenant les prescriptions faites par un médecin; une ordonnance juridique est, si l’on se situe en droit constitutionnel, un acte fait par le Gouvernement ayant valeur de loi, mais est également une décision prise par un juge unique en droit privé. Le vocabulaire du droit est pour ainsi dire un vocabulaire tout à la fois précis et technique. Mais à quoi tiennent cette technicité et ce souci de précision du langage du droit ? Est-ce pour rendre précis et compréhensible le sens juridique auquel se rapporte les phénomènes exprimés, ou est-ce alors pour faire échapper le droit à la langue qui en constitue le vecteur ?

 

Parmi tous les mots du dictionnaire de la langue française, pour le cas qui nous concerne, il n’y en a qu’un peu plus de dix mille auxquels le droit a donné un ou plusieurs sens juridiques et environ 400 mots qui n’ont pas de sens autre que juridique (G. Cornu. 2005). Etrangement ces mots sont loin de renvoyer aux notions les plus fondamentales du droit. Certains mots ont un sens juridique mais aussi au moins un sens non juridique. Il faut cependant les distinguer selon que leur sens juridique est leur sens principal (mots-clés du droit), ou alors leur sens secondaire (cas le plus fréquent). Dans le cas où il s’agit de leur sens secondaire, une deuxième distinction s’opère selon que ces mots gardent ou non le même sens dans le langage courant que dans le langage juridique. On voit pointer ici la complexité du langage du droit qui n’est pas de nature à simplifier son expression. Et pourtant, parce que le juste est précisément l’apanage du droit, son expression ne doit souffrir d’aucune ambigüité. Le discours du droit pour qu’il puisse s’appliquer convenablement doit utiliser un langage accessible. Le vrai sens du discours du droit doit être saisi et compris par tous, d’où la nécessité, pour chaque situation exprimée, de trouver dans le vocabulaire de la langue, les mots capables de l’exprimer sans nuance et sans aucune possibilité de confusion. Pour satisfaire à l’exigence du juste, le droit doit trouver le moyen d’exprimer des situations inédites que la langue elle-même n’exprime pas du tout, sinon qu’elle l’exprime avec ambigüité. Cette exigence du droit est aussi la source de l’existence, au sein de la langue, de termes qui n’ont de sens qu’exprimer dans le droit. Ces termes ont ceci de particulier qu’ils ne contiennent pas seulement un sens juridique. Ils comportent également une valeur. C’est le couple Sens-valeur qui constitue la charge juridique des termes du droit. La valeur en tant que tel est donc une potentialité lexicale qui évoque le paysage lexical dans lequel le terme considéré peut être employé sans aucune ambigüité. La connaissance du paysage lexical ouvre donc la porte à la compréhension des textes de droit puisqu’un même terme peut présenter différentes valeurs, se rapportant aux différents sens de ce terme ou même à un seul sens. Quand bien même la langue est donc principalement le vecteur du droit qui y puise les éléments de son expression et de sa compréhension, elle ne satisfait pas pleinement aux exigences du droit. Droit et langue entretiennent pour ainsi dire des liens tout à la fois étroits et ambigus. S’il existe alors un langage du droit qui semble inaccessible, aussi technique que complexe qu’il puisse être, sachant que chaque terme juridique a une signification particulière dont l’emploi fait l’objet de multiples complexités, il est tout de même partie intégrante de la langue. La complexité du langage du droit n’a pas fonction de rendre inaccessible le droit, bien au contraire, elle participe de sa précision. Ce qui parait alors représenter un obstacle fort repoussant, doit cependant être surmonté par le citoyen pour arriver légitimement, en tant que sujet du droit, à comprendre le droit.

 

Le discours du droit, mise en œuvre de la langue, par la parole, au service du droit, est, en conséquence, tout à la fois un acte linguistique et un acte juridique. En tant que tel il est l’une des manifestations les plus complexes et les plus fascinantes du phénomène linguistique. Toute tentative d’interprétation de ses divers objets ne peut donc que contribuer à jeter quelques lumières sur les mécanismes de son élaboration et de son expression, tout particulièrement lorsqu’il est soumis à l’éclairage cru de la froide logique grammaticale qui peut, à la limite, lui faire retrouver sa dignité et sa noblesse linguistique premières. Car si le texte de droit sensé légiférer l’existence humaine comporte en son sein une erreur grammaticale alors, le droit en ne présentant que les belles facettes de la singularité de son discours, dépourvues, cependant, de contenu grammatical apparent, laisse entendre que le droit qui a produit une telle complexité, est, lui aussi, beau, et, lui aussi manque de contenu grammatical caché. Mais si après tout, le droit qui a produit un tel langage n’est, en réalité, pas aussi joli, alors son langage doit porter en lui un mensonge, de la même manière dont Blake dit que la rose porte en elle un ver. Donc, la critique, autrefois enchantée par la beauté de la rose, doit maintenant aussi s’intéresser au ver. Et ce parce que, de la naissance à la mort, toute notre vie, que ce soit la naissance, le mariage, le décès ou l’acquisition de biens et de services, nous sommes confrontés à un vaste réseau d’actes et de faits juridiques qui nous accompagne au jour le jour. Que se passe-t-il alors quand, confronté à autant de faits créateurs d’obligations juridiques, nous ignorons, comprenons à peine, ne comprenons pas du tout ou alors ne saisissons les rouages et les subtilités de la langue qui exprime le droit ? Et pourtant le dit-on souvent par ailleurs, « nul n’est sensé ignorer la loi ». Mais comment ne pas ignorer la loi si nous ne savons pas la lire ou alors si aucune action n’est entreprise pour que nous la saisissions ? N’est-ce donc pas là une aberration que de soutenir telle assertion ? Puisque dans des pays comme le Sénégal, ayant adopté une langue étrangère comme langue officielle, le citoyen, qu’il soit instruit ou pas, qu’il parle français, le comprenne ou ne le comprenne pas du tout, n’est ni bénéficiaire de circonstance atténuante, ni exempt de condamnation juridique. Et  pourtant il traîne bien un handicap vis-à-vis du droit, celui de n’avoir pas été à l’école française. Ce dont il est ici question n’est pas un défaut d’éducation mais un défaut de langue, celle de l’éducation nationale. Or, l’éducation est une obligation de l’Etat en tant qu’elle participe à la formation du citoyen. Comment alors l’Etat peut-il réclamer le Droit sans pour autant se soucier d’accomplir son devoir ? Dès le départ on sent tout de même qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Car si tant est que le citoyen ne comprend pas la langue dans laquelle est écrite et exercée la loi, comment peut-il être sous le joug d’une justice qu’il ne peut, de toute manière, qu’ignorer. Mais là, on lui oppose ordinairement l’assertion « nul n’est sensé ignorer la loi. » Mais là aussi, il est à noter qu’une telle assertion n’a pu être produite que dans des pays où la langue officielle est la langue nationale. Cela va de soi car la langue et le droit entretiennent une relation forte et entretenue. Même si certains s’empressent de soutenir qu’il existe un langage du droit, force est de reconnaitre et nous le verrons plus loin, que le droit, ce sont aussi des mots. La langue étant par excellence le véhicule d’un imaginaire culturel et donc d’une certaine socialité, d’un ensemble de codifications, d’us et de coutumes, on peut en conclure que l’ordre juridique, formulé par la langue, est en conséquence un ordre social et un ordre linguistique car lié aux textes juridiques de nature écrite ou orale. Certains auteurs vont même jusqu’à voir dans l’ordre juridique un ordre rationnel contenu dans l’ordre social (M. Weber, Sociologie du droit, Paris, 1986). Pour A. Aarnio, (Le rationnel comme raisonnable, La justification du droit, Paris, L.G.D.J., 1992) la rationalité juridique (l’acceptabilité rationnelle) est une rationalité communicationnelle fondée sur la confrontation des arguments voire l’inférence juridique. Pour lui, l’ordre juridique doit dépendre des justifications qui prennent ancrage dans la réalité sociale pour garantir la sécurité juridique du justiciable. On peut dès lors aisément en déduire que l’ordre juridique reflète la norme sociale d’un point de vue synchronique ou diachronique et intègre sa rationalité. Dans des pays anciennement colonisés, il y a donc de fait une nécessité essentielle à aller au-delà des prédicats et des concepts juridiques d’usage et à saisir le fondement même d’une justice équitable. En dehors de la méconnaissance ou du manque de maitrise de la langue, ce dernier postulat pouvant tout aussi être valable pour des juristes avérés, il y a une autre problématique tout à fait inhérente aux États importés (B. Badié, L’État importé, Paris, Fayard, 1992.). Les langues étrangères, quand bien même officielle ou officialisée, dissémine des axiologies juridiques modernes hérités des anciennes colonies. Le fait est d’autant plus appréhensible que les situations juridiques sont éminemment des situations sociales.

 

En définitive, et il est aisé de s’en rendre compte, le citoyen qui parle et comprend le français à un avantage comparatif sur celui qui n’a aucune notion de ce qui se dit dans la salle d’audience alors même qu’il est entrain d’être jugé d’une infraction ou d’un délit dont on ne s’est point soucié de savoir s’il en a saisi la quintessence même ou s’il était effectivement informé de la nature des faits qui lui sont reprochés au moment même où il les accomplissait. Or, le droit doit s’appliquer de la même manière à tous les citoyens. D’où l’épineuse question de savoir comment arriver, dans nos pays, à l’exercice d’un droit qui satisferait le principe fondamental du droit : l’équité.

 

« Nul n’est sensé ignoré la loi » d’accord. Mais de là à dire que tous les citoyens des pays dont plus de la moitié de la population ne comprend ni ne parle la langue officielle, doivent se mettre aux pas d’un ordre juridique quelque peu importé et entièrement exprimé dans une langue étrangère totalement et étrangement étrangère, il y a tout de même un saut. Le principe d’équité des citoyens devant la loi pose donc un problème dans nos pays nouvellement indépendants. Seul un petit cercle de « privilégiés », ceux qui parlent et comprennent la langue officielle, a la chance de pouvoir mener son existence conformément au dit droit. Et au sein de ce petit cercle, il existe un petit royaume de sentiments, dont on dit que les sujets sont seuls aptes à discourir et à saisir le sens profond des textes de loi. Comment alors oser même prononcer ce « nul n’est sensé ignorer la loi ». N’est-ce donc pas là un curieux paradoxe ? Le langage du droit ne doit-il pas, dans une certaine mesure, être celui de tout le monde puisque le langage du droit s’adresse au premier chef au citoyen, au justiciable, à l’administré, à la collectivité, c’est-à-dire à tout un chacun ? La compréhension du droit doit-elle être réservée à une élite royale triée sur les bancs des facultés de droit, seule apte à entendre le langage juridique ? Et en définitive quelle assurance peut-on avoir que cette élite, détentrice d’un quelconque diplôme de droit et donc supposée professionnelle du droit, a une pleine maitrise de la langue avec laquelle elle est sensée exercer le droit ? Que savons-nous alors de la façon dont elle lit et comprend le droit si dès le départ leur niveau de langue est à même de souffrir d’imperfection ? Même si elle est tenue d’avoir connaissance et de maitriser les termes propres aux différents domaines du droit, qu’advient-t-il lorsque qu’il ne s’agit dans un texte de loi que de maitrise et compréhension de la langue ? Interrogation on ne peut plus déplacée, nous le concédons, mais le fait constant demeure en ce que dès qu’il s’agit du droit, l’usage que les juristes font de leur raison se pose radicalement comme un universel immuable, tout autre usage devenant de fait contre nature, voire absurde. Le raisonnable des juristes se posent comme la norme à partir de laquelle analyser tout acte de droit. Puisque « nul n’est sensé ignorer la loi », la Raison du Droit est dans l’ordre de cette croyance le dénominateur commun des humains. Le raisonnable ne se rapportant qu’au bon sens du droit, seulement valable dans les limites même du droit, serait dans le même ordre d’idée, la chose la mieux partagée. Ainsi, toute vue sur le droit, fut-elle d’un quelconque citoyen, qui sort du cadre du raisonnable juridique prétendu prédéfini et partagé par tous les humains, se voit de la sorte qualifié d’absurde. Or, le bon sens au sens de la Raison du Droit n’est pas en soi une valeur universelle. Il n’est valable que dans les limites de l’imaginaire linguistique qui définit ce qui pour elle, participe de son bon sens ou pas. Dans une autre communauté linguistique au même moment ou au sein de la même communauté linguistique à un autre moment, tout à fait le contraire de ce qui participe à ce moment même du bon sens juridique pourrait valoir de bon sens juridique et sera, dans les limites de cette communauté linguistique, valable et valable de la même manière. « Cogito ergo Sum » Oui ! Mais cela n’exprime et ne permet point d’appréhender le rapport entre la raison et le raisonnable. La Raison est naturelle, c’est la faculté de discernement. Le raisonnable est culturel, c’est ce que les usages linguistiques imposent à la raison naturelle de discerner des attitudes communautairement considérées déraisonnables. N’est-il donc pas déraisonnable que la compréhension des principes fondamentaux d’une Nation par exemple dans le cas de la Constitution ne soit saisie que d’une infinitésimale poignée de citoyens ?

 

La constitution est la loi principale. C’est en tout cas l’idée qu’on en donne. En tant que telle, elle jouit d’une vue globale et presque infaillible sur la société. Elle est globale dans la mesure où elle prend en charge tous les aspects de la vie ;  totale parce que sans exception de race, de sexe ou de religion, elle s’adresse à tous les citoyens, et enfin, suprême parce qu’elle préside à toutes les autres lois. Sa construction juridique est souvent rigide et on est même aller vers ce qu’il y a de plus rigide dans la rigidité en voulant la figer dans le temps comme s’il s’agissait d’une vérité absolue à laquelle on ne peut apporter ni additif ni correction. Mais comment appréhender l’idée d’une loi suprême qui s’imposerait à l’homme, supérieure à toutes les autres formes de loi sans que ce ne soit d’une divine émanation ?

 

L’idée d’une construction juridique absolue, immuable, rigide et valable en tout temps et en toute circonstance a toutes les chances d’être un dogme. Parce qu’elle fige le droit en même temps qu’elle fossilise la nature humaine et suggère que l’Etre ne peut, dans le déroulement du duo-pôle espace-temps, évoluer et transformer son environnement. Or, il est difficile de croire que l’humain ait un contenu statique. Il y a même une abondance de preuves en faveur du contraire. Si alors le droit doit être considéré comme une vérité immuable alors que l’idée de ce qui est conforme au droit peut changer d’âge en âge en fonction du dynamisme de l’Etre, alors il faut s’attendre à ce que, un âge ou un autre, le droit ait tort. Puisqu’aucune époque passée n’a eu tout à fait l’idée du droit qui prévaut aujourd’hui, il devrait s’ensuivre ou bien que nous ayons tort dans tous nos jugements, ou bien que toutes les époques passées se soient trompées ? Evidemment, cette dernière hypothèse va dans le sens d’une croyance qui implique que toutes les époques passées s’efforçaient de devenir ce que nous sommes. Pourtant il est vraiment difficile de prétendre que les gens du passé se trompaient quand ils vivaient leur vie sur terre comme nous vivons maintenant la nôtre ? Si d’un autre côté, nous admettons que le droit est relatif et qu’il change avec le temps, alors, nous pouvons considérer que chaque époque a raison en son temps et à sa manière.

 

Admettant ainsi que nous prenons pour des normes de valeurs objectives ce que nous avons été conditionnés à prendre comme telles, il devient dès lors aisé d’admettre que le droit se meut dans un réseau culturel complexe et dynamique. Outre l’influence de la culture, il y a des facteurs comme la classe sociale, l’appartenance ethnique, la région. Le sexe, l’âge, la santé mentale et physique aussi sous-tendent et façonnent la nature dont le citoyen se rapporte au droit. Même au sein de groupes relativement restreints et bien définis, comme disons les membres d’une seule et même famille, il y a des différences de comportement vis-à-vis des normes établies qui reposent sur des formations individuelles névrotiques. Le désir de l’un d’être en accord avec la loi, le désir d’un autre d’être en désaccord, et ainsi de suite. On voit bien ici que même le conditionnement n’implique pas que tous les membres d’une communauté seront d’accord avec la loi comme des robots programmés. Le conditionnement ne fait que limiter le riche ensemble des options disponibles au sein d’une communauté donnée. Puisque l’ensemble des options mentales d’une communauté change sans cesse et est toujours disponible pour des modifications, il est important de reconnaître que le conditionnement peut-être modifié et assoupli.

 

Il y a cependant une seconde approche de la question non plus à travers l’histoire mais en termes de communautés dans le même temps. Ici encore on voit des variations locales frappantes dans la notion du droit. L’idée de ce qui est conforme au droit change de Ndioum à Ibel. Il s’en suit les mêmes alternatives que précédemment : ou bien certaines communautés ont raison et d’autres ont tort, ou bien que le droit n’est pas une vérité immuable mais une réalité subjective projetée sur l’environnement. La solution classique, caractéristique du législateur, consiste cependant à dire que toutes les vues, à l’exception de la vue du législateur, ont tort si elles ne se conforment pas à l’esprit même du législateur. Pour être objectif plutôt que subjectif, un tel jugement devrait être formulé depuis quelque lieu extra-communautaire jouissant d’une vue claire sur toutes les vues, y compris sur la vue du législateur, une vue inaccessible à l’intérieur d’une de ces vues. A l’évidence aucun point de vue de cette sorte n’est accessible aux êtres humains. La position qui s’impose donc consiste à dire au contraire que la réalité du droit change de communauté en communauté, comme elle le fait d’époque en époque, et qu’aucune conception du droit propre à une communauté ou à une époque ne peut prétendre à une validité totale. Puisqu’aucun ensemble de preuves observables n’a jamais été apporté en faveur de l’idée de droit immuable, il ne peut y avoir d’échappatoire à la position précédente, sauf à prendre ses désirs pour la réalité.

 

L’idée d’une loi suprême au contenu invariable qui s’imposerait à toutes les autres normes juridiques ne peut évidemment être que religieuse. Dès lors, on peut s’interroger sur la prétention des Constitutions modernes à constituer et à instituer un Etat comme si celui-ci avait une validité donnée ou universelle. Cela implique une conception totalitaire, artificialiste du droit qui n’est jamais remise en cause. La prétendue suprématie ou encore le caractère ultime des Constitutions au sens formel doit être remis en cause. Le droit ne peut s’arrêter à une norme posée par la volonté humaine. Car si l’on admet que le droit ne peut exister que s’il existe déjà du droit, la Constitution, si tant est que son objectif est d’être positive, ne saurait avoir de valeur juridique qu’à condition d’avoir été produite en vertu d’une norme qui lui est supérieure. Sauf à concéder que la validité de la Constitution et de l’ordre juridique qu’elle instaure n’est pas justifiée, cette norme doit bien exister. Or, il est impossible de décrire phénoménalement cette norme. Il n’existe pas au sein de l’histoire de norme supra ou métaconstitutionnelle qui ait été posée par quelque organe compétent. Il doit donc exister une norme située au-dessus de la Constitution qui n’a pas de réalité empirique (notamment linguistique) tout en étant juridique. Hélas, ce problème est tout simplement écarté par les juristes.

 

De ce qui précède, on peut dès lors dépouiller la Constitution de ses allures dogmatiques et ne la considérer autrement que comme une œuvre humaine comparable, selon sa catégorie, à n’importe qu’elle autre œuvre humaine. Elle peut avoir raison comme elle peut tout aussi avoir tort suivant qu’on se situe dans le temps, dans l’espace, au niveau sociale et même suivant notre classe sociale, notre ethnie ou la région dans laquelle nous menons notre existence. Il s’ensuit que, du point de vue de sa forme, la constitution n’est ni le Coran, ni la Tora, encore moins la Bible. Elle est un texte comme tous les autres textes, écrit dans une langue : le français, dans le but d’être lu et compris par une cible : en l’occurrence ici, les citoyens. Il est donc de bon usage qu’elle soit claire, précise, concise et compréhensible. Car, à quoi bon s’adresser à une cible tout en rendant son discours inaccessible à la cible elle-même ?

 

Dans le fond, la Constitution est un texte, dit-on, fondamental qui organise et régente la vie de la Nation. En tant que tel, la connaissance et la compréhension de la langue ainsi que la maitrise du contexte de langage sont des éléments de nature capitale qui sont la seule solution pour que le juriste puisse employer le bon mot au bon moment. Cette connaissance de la langue est d’autant plus primordiale qu’un terme peut avoir une toute autre signification en droit que dans le vocabulaire courant, mais peut également avoir une autre signification en fonction de la matière juridique concernée. Ensuite, puisque que la constitution cherche à informer, inciter, autoriser, interdire, convaincre, elle est un acte de langage (John L. Austin – 1962) parce qu’elle cherche à agir sur son environnement. En tant que tel, elle est : a) un discours qui doit revêtir un caractère grammatical conforme aux normes et usages de la langue dans laquelle elle est écrite ; b) un discours juridique puisqu’elle est la mise en œuvre de la langue, par la parole, au service du droit.

En définitive, la Constitution est, tout à la fois, un acte linguistique et un acte juridique. Sa rédaction doit donc répondre à une certaine logique. D’abord s’agissant des « sujets du discours », en fonction de la réponse à la question quels sont les émetteurs et les récepteurs du discours ? Ensuite s’agissant du « type de message », en fonction de la réponse à la question quelle est la finalité du discours ? Enfin s’agissant du « mode d’expression » : Quelles sont les règles grammaticales à respecter pour transcrire l’esprit en lettres ?

 

C’est à cette dernière interrogation que les rédacteurs de la constitution  de la République du Sénégal (celle de 2001) n’ont pas pu apporter de réponse cohérente et satisfaisante. La problématique de la candidature de Mr. Abdoulaye Wade alors président de la République du Sénégal, avec deux mandats à son actif, dont d’aucuns estimaient que la constitution ne lui permettait pas de se représenter et d’autres bien le contraire, résulte d’une très mauvaise utilisation de langue. Par conséquent, quand bien même les juristes se soient en long et en large épanchés sur la question, ils n’ont pas pu apporter la solution à la question. C’est que le fond du problème n’est pas juridique. Il est jurilinguistique. Et, parce que, comme nous l’avons dit plus haut, tout ce qui touche au droit est réservé à l’élite du droit, on a manqué de donner la parole aux professionnels de la langue. Or, il aurait juste fallu se rendre compte que le droit ce sont aussi des mots, pour avoir le réflexe salvateur : questionner la langue avant de questionner le droit car la problématique de la candidature de Wade se posait en une double interrogation à savoir d’une part, « Wade peut-il se présenter ? », question qui porte le débat dans le domaine du « Pouvoir » et donc sur la légalité de la candidature (le droit) ; et d’autre part, « Wade doit-il se présenter », interrogation qui porte le débat dans le domaine du « Devoir » et donc de la philosophie morale et politique (la langue). Et en philosophie, le drame consiste en ce qu’il ne saurait y avoir de dénominateur commun quand à la réponse à la question « qu’est-ce que la philosophie ? ». En conséquence la question du « Devoir » conduit à des réponses subjectives qui ne sauraient faire foi en termes de « Droit ». On voit donc pointer ici toute la complexité de la problématique. Malheureusement, la question du « Devoir » a été la seule à être fondamentalement traitée. Et on y est allé fort en essayant même d’en faire le fondement intrinsèque du raisonnement portant sur la question du « Pouvoir ». D’aucuns se sont ainsi égarés en cours de route car le subjectivisme ne peut valoir en aucun cas, dès lors qu’il s’agit d’apprécier un texte de Loi. Or, il aurait juste fallu se rendre compte que sur la question du « Devoir », autant on peut détester Wade, autant on peut aussi aimer Wade. Le droit que s’arrogent les détracteurs de Wade  ne devait avoir d’équivalent, aux yeux de ces mêmes détracteurs, que le droit de défendre Wade que s’arrogent ceux qui l’aiment. Donc à la question du « Devoir » qui se traduit par « Wade doit-il se présenter ? », on ne saurait arriver à un dénominateur commun. La seule perspective qui s’offrait dès lors, consistait à départager les citoyens par les urnes. Ce qui fut le cas. Ce qui est tout de même déplorable c’est que personne n’ait pris le soin d’interroger la langue pour se rendre compte par ce procédé qu’il y avait et qu’il y a encore, car la constitution n’a pas encore été révisée, une incartade, un mauvais usage de langue, à la limite une grossièreté de la part des rédacteurs de la constitution. La mauvaise maitrise de la langue dont ils ont fait montre n’a d’égale que la décadence linguistique caractéristique des universitaires qui se complaisent de plus en plus dans un rôle monotone de fonctionnaires corporatistes et répartiteurs d’une mécanique intellectuelle.

 

PIERRE HAMET BA

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