Bien que les monographies ne soient pas précises sur leur date d’entrée sur le territoire de l’AOF, nous pouvons situer les premières arrivées en 1839, période qui coincide avec l’ouverture de la Tanzimat dont l’une des manifestations les plus concrètes est la migration des libanais à l’image des peuples de l’empire ottoman dans leur ensemble. Même si alors, traitant de la position libanaise au Sénégal, j’ai précédemment soutenu que les libanais avaient été utilisés pour servir, d’une part, l’expansion coloniale; et dautres parts, de garde-Fou entre la classe superieure du colon et celle inferieure des autochtones, il est important, afin d’éviter un faux procès à nos compatriotes d’origine libanaise, de souligner que leur arrivée dans notre pays ne fut pas manifestement et délibérément orchestrée par le colon.
Bien au contraire, la migration libanaise pendant la colonisation posa, à ses débuts, une question coloniale épineuse au point que l’administration coloniale intima à ses services de renseignements de mener une série d’enquêtes sur la question (centre des archives diplomatiques de Nantes [CADN], Beyrouth consulat, série A, Affaires consulaire). En effet, les compagnies bordelaises et marseillaises se plaignirent de l’arrivée de plus en plus massives de libanais sur le territoire de l’empire. Mais les plaintes portaient moins sur l’émigration clandestine que sur la concurrence que les libanais leur opposaient (Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille, 4M2152 : «Affaire Sursock (1891) » et « Affaire Loufti (1893-1897) »). On voit donc bien ici que la présence des commerçants libanais au Sénégal inquiète l’administration coloniale au point que Jean Paillard, idéologue maurrassien intéressé aux questions coloniales, se demande si on allait laisser le troisième port français (Dakar) aux mains des libanais (ANOM, 1AFFPOL1432 : PAILLARD Jean, « Laissera-t-on le troisième port français, Dakar, aux mains des etrangers?»).
Toutefois, une des enquêtes des services de renseignement de l’empire colonial francais sur les réseaux clandestins de migration des libanais et, notamment sur l’opportunité de placement de jeunes Français dans le commerce colonial (ANOM, 1AFFPOL1432: Lettre de l’Union coloniale au ministre des Colonies du 21 octobre 1935), va donner à l’administration coloniale une idée claire de ce qu’il fallait faire des libanais établis au Sénégal. Vue que l’Afrique subsaharienne ne représentait pas une région propice à l’installation des colons, les décideurs de la Troisième République, ne souhaitant pas que le prix à payer soit trop élevé même s’ils accordent une importance à l’accroissement du prestige français permis par la conquête coloniale, la présence libanaise va se révéler opportune pour permettre l’exploitation des ressources des terroirs ouest-africains.
En 1913, l’Empire colonial captait environ 7% des dépenses de l’État et seulement 9% des investissements français (Coquery-Vidrovitch, Goerg, 1992 : 153) et les trois-quarts de ces sommes concernaient alors l’unique colonie de peuplement qu’est l’Algérie. Ainsi, alors que l’administration et le pouvoir coloniaux français se consolident dans le sens de la centralisation, avec la création de la Fédération de l’A.O.F sous l’égide d’un gouvernement général sis à Dakar et dépendant du ministère des Colonies, le pouvoir colonial va donc assigner aux libanais un statut fluctuant en fonction des impératifs de sa gestion de l’Empire et de ses populations ainsi que de leur degré d’adhésion à l’ordre impérial. Les libanais vont ainsi bénéficier de représentations positives auprès des décideurs coloniaux qui leur reconnaissent un rôle primordial dans «la mise en valeur» de la colonie.
Définie par les deux premiers gouverneurs-généraux civils de la colonie, Ernest Roume (1902-1908) et William Ponty (1908-1914), cette politique va permettre, en élevant les conditions de vie de la population libanaise et à travers des investissements massifs dans les infrastructures de transport, sanitaires et d’éducation, de rendre l’A.O.F prospère et de renforcer le pouvoir français dans la région (Conklin, 1997 :16). L’activité commerçante des libanais se voit donc attribuer le mérite de participer à cette amélioration des revenus et des niveaux de vie des paysans africains et à « la mission civilisatrice » française en Afrique tout en mainetant les indigènes à bonne distance des colons.
C’est ainsi que les libanais vont investir les petites villes desservies par les lignes de chemin de fer inaugurées dans les années 1910, comme Diourbel, Rufisque, Thiès et Kaoloack. Leur capacité de pénétration des marchés autochtones est renforcée par un effort d’acculturation auprès des populations locales comme l’illustrent l’apprentissage des langues wolof ou sérère ou des pratiques de concubinage avec des femmes africaines qui tranchent d’avec l’entre-soi des colons d’origine métropolitaine.
Ainsi, dans le cadre d’un ordre colonial fondamentalement basé sur une stricte séparation des corps et des modes de vie et sur l’imperméabilité des contacts entre Blancs et Noirs (Stoler, 2002:19-39), les libanais acquièrent une place d’intermédiaires commerciaux, sociaux et raciaux entre Français et Africains et deviennent ainsi la classe moyenne de nos sociétés.
Au moment où des libanais sont cités dans une très grosse affaire impliquant pêle-mêle fuite et blanchiment de capitaux, financement de terrorisme et corruption, il est important de s’intéresser aux pertes, aux dérivés et aux subsistances du système qui a fait de leur communauté la classe moyenne par extraordinaire de notre société, conférant aux libanais un statut de citoyen sénégalais à part mais pas à part entière.
Pierre Hamet BA.