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LE MONDE ET LE PROBLEME AFRICAIN : Une Approche Géoéconomique

En ce début 2011, nous abordons une décennie pleine d’espoirs, d’inquiétudes, d’angoisses et de dangers. Aux plans économique, géopolitique et militaire, les affrontements sont de plus en plus meurtriers même s’ils sont quelque peu feutrés. Une nouvelle dynamique oppose d’anciennes puissances économiques vieillissantes mais solides (la vieille Europe, celle de l’Est) et de nouvelles puissances jeunes, émergentes, ambitieuses et ascendantes (les BRIC et certains pays comme l’Afrique du Sud et l’Argentine). Quelle sera la place de l’Afrique avec sa population d’un milliard de personnes dont 50% de moins de 30 ans, sans emplois ou sous employés ? On parle beaucoup trop souvent du passé à nos jeunes et pas assez de l’avenir, c’est à dire trop des autres et pas assez d’eux-mêmes. Et si alors pour une fois on leur parlait de l’avenir ?

 

Monsieur Watson – Venez ici – Je veux vous voir ». Deux siècles se sont écoulés depuis que, le 10 mars 1876, l’inventeur américain, Alexander Bell, à l’attention de son assistant, prononça la première phrase à passer par les câbles d’un téléphone. Aujourd’hui, le World Wide Web (www), imaginé par Tim Berners-Lee en 1989 et rendu public et libre en 1991, afin de créer un espace virtuel capable de stocker et de distribuer des données (un serveur web) dans un langage commun (le HTML), est aussi âgé que la chute du mur de Berlin. Nous sommes bien entendu au seuil de l’année 2011 et, voilà 21 ans maintenant que les données géostratégiques du monde ont évolué vers quelque chose comme un imbroglio paradigmatique entre le réel et virtuel, dans un jeu quelque peu inextricable, à propension arithmétique et à progression géométrique, qui impose à l’Homme africain de redéfinir sa relation au monde.

 

Le développement du système informatique, des réseaux sociaux et des livres numériques marque un pas vers une nouvelle ère. La virtualité semble aujourd’hui transcender la réalité. Nos jeunes se perdent dans un monde virtuel dont la force tient à la séduction dans tous les sens du terme : charmer, plaire, fasciner, faire illusion, mais aussi abuser, détourner la vérité, tromper ; et finissent par oublier la cruauté du monde réel. Comment ne pas succomber à l’idée qu’il existerait une manière d’éliminer l’emprise du réel déprimant du quotidien africain ? C’est le pouvoir de ce qui est communément appelé Internet. Un monde non réel où s’interfère des milliards d’informations, de données et de messages. Un nombre infinitésimal d’actions produites par l’homme. Pourtant, comme l’explique Gaspard Lundwall dans la revue Esprit, Internet a sa place au cœur du réel. Il marque un changement d’échelle et perturbe notre rapport au réel, c’est-à-dire au monde, en accélérant le temps d’accessibilité aux données et aux rapports aux autres. Internet est à la fois un déverseur d’idées ou de pensées favorable à la propagande et un outil pédagogique remarquable comme le souligne Michel Serres. Utile, mais pas indispensable ou non nécessaire, on constate, et au grand bonheur de l’Homme, l’importance et la remise en valeur de la relation réelle avec autrui. Internet nous rapproche et nous fait comprendre l’importance de l’autre. « L’homme est un animal sociable » dit Socrate.

 

 

Cependant, Internet, utilisé par quiconque, loin de servir d’un simple moyen de se détourner du réel, porte en lui-même un réel intrinsèque. Il est une arme stratégique redoutable pour les gouvernements. Outre le système d’écoute Echelon, les Etats Unis comme la France se dotent de systèmes informatiques capables de contrer de futures cyber-attaques. L’Iran aurait subit une attaque sur ses usines d’enrichissement d’uranium de Natanz, provoquant des problèmes techniques dus à un virus informatique. Une offensive feutrée est donc aujourd’hui considérée plus performante qu’une attaque directe. S’attaquer à l’économie d’un pays, provoquer des rivalités semblent plus prometteur qu’une attaque nucléaire. Le réel du virtuel produit par Internet est devenu la nouvelle arme stratégique pour contre-influencer les puissances actuelles. Pour preuve, l’action réalisée par le site Wikileaks, le 28 novembre 2010.

 

En divulguant une quantité gargantuesque de télégrammes « secrets » de la diplomatie américaine (environ 250.000) dont certains détails peuvent être intéressants, Wikileaks lance l’avénement d’un nouveau Nouveau Monde. La polémique suscitée autour de la transparence en diplomatie n’est pas l’intérêt, car ses données recueillies proviennent d’un pays à proprement parlé démocratique. Par contre, quelles seraient la teneur et les conséquences d’un tel « exploit » s’il s’agissait d’informations secrètes provenant de la Corée du Nord ou de la Russie ?

 

Voilà qui remet donc en cause, seulement 20 ans après qu’il soit rendu libre et public, la manière dont va être utilisé Internet et l’accessibilité des données dans les relations internationales pour les années à venir. Ce coup éclair du site de Julian Assange déclenche donc une nouvelle guerre froide : la guerre des secrets. Le jeu sécuritaire contre la piraterie informatique, et inversement, va se complexifier comme la course aux armements ou la conquête de l’espace. Dans ce domaine, la Chine est devenue un acteur redoutable. Elle a pris conscience de l’atout de se doter d’une force électronique. Sachant que le nombre d’utilisateurs en informatique dans ce pays est en forte croissance (420 millions en juin 2010), la Chine pourrait renverser l’équilibre des forces à son avantage en cas de conflit majeur.

Conscient de cet état de fait, les deux Corée, et le Japon en premier, mènent une course effrénée vers la maîtrise de la science informatique et de ses applications militaires. On assiste, en plus des jeux d’espionnage et des attaques cybernétiques, à des essais d’armement aux allures de sommation. Ce fut le cas le Mardi 23 novembre 2010, quand la Corée du Nord tire une dizaine d’obus sur une île de Yeonpyeong en mer Jaune, en proie entre les deux Corées pour son appropriation. Une réponse par les armes de la Corée du Sud déclenche un tollé international. Cette frasque introduit la tendance actuelle d’un monde en ébullition. Le monde bipolaire de la guerre froide devient un monde multipolaire, voir même, apolaire. L’émergence des pays comme la Chine, l’Inde et le Brésil remet en cause la puissance occidentale, notamment celle des Etats Unis et de l’Europe. Quand bien même les Etats-Unis restent la première puissance militaire, la Chine est devenue une puissance économique. L’Europe, berceau des Lumières et de son ancienne puissance coloniale, prend de l’âge et tend à prendre sa retraite. Quels seront les nouveaux acteurs de demain ? Qui va influencer les tendances géopolitiques futures ?

 

Tout commence par certains signes précurseurs d’une évolution. La fin de l’année 2010 a été marquée par de nombreux mouvements de manifestation en Chine, puis au Bangladesh le 23 juillet dernier. Les gouvernements ont réussi à étouffer ces « bruitages » à travers leur pays. Car même si la plus grande force en Chine est bien sa forte population, cela peut devenir sa plus grande faiblesse en cas de soulèvement. Peut être est-ce une des raisons qui pousse le gouvernement chinois à se doter de la plus grande armée du monde ? Croire qu’un peuple considéré comme la fabrique du monde va rester inerte, face à l’émergence d’une population riche dans leur pays, est illusoire. La convoitise est propre à l’homme et constitue l’une des sources de nombreux conflits à travers notre Histoire. Chaque personne prend conscience de l’inégalité dans le monde. Une goutte d’eau ferait, à coup sûr, déborder le vase. La flambée des prix en Chine, annoncé le 17 novembre 2010, met en danger ce miracle économique. La croissance économique chinoise exponentielle met de coté certains points importants comme la sécurité des ses infrastructures afin de garantir une pérennisation certaine. Sans oublié le manquement aux Droits de l’Homme tant décrié par la communauté internationale. Au-delà du prix Nobel de la Paix, promulgué par la Norvège en désignant Liu Xiaobo, dissident chinois, quels atouts gardent en main la Chine pour ne pas être écarté du jeu géostratégique ?

Sa monnaie, le Yuan, dont son taux est artificiellement bas, lui permet de s’enrichir avec son commerce extérieur. Ses exportations en Europe et aux Etats Unis lui offrent un pouvoir économique concurrentiel intelligemment maintenu sans aucunes réelles critiques extérieures allant jusqu’à des pénalisations. Le gouvernement américain a, à plusieurs reprises, mis la pression sur le président chinois Hu Jintao afin qu’il cesse ses méthodes commerciales avantageuses pour son pays mais « déloyales » envers les autres pays. Mais la Chine détient la plus importante dette américaine en bon du trésor avoisinant les 800 milliards de dollars. Un principe financier semble découler de cette perspective, c’est par la dette qu’on maîtrise un pays. Dans Le Monde Diplomatique de janvier 2011, Mme Hillary Clinton, la secrétaire d’Etat des Etats Unis, semble s’inquiéter de la dette détenue par Pékin en posant la question de savoir « Comment négocier en position de force avec son banquier ? ».

 

Dernièrement, le gouvernement chinois cherche à se positionner militairement en maître face à la flotte américaine pour un contrôle des zones maritimes avoisinant son territoire. Un défi est pour ainsi dire lancé dans le rapport de force entre le Chine et les Etats Unis pour les décennies à venir. Toutefois, d’un point de vue géostratégique, c’est de l’Asie Centrale que provient le plus d’inquiétudes.

 

L’Afghanistan, pays des chevaux ainsi que le soutenait Joseph Kessel dans son roman « Les Cavaliers », a toujours connu une instabilité politique et les étrangers ont toujours cherché à se l’accaparer. Le 12 novembre 1893, ce pays est séparé de l’empire des Indes par la ligne Durand. Cette ligne le sépare aujourd’hui du Pakistan. Il prit son indépendance le 8 août 1919 après la guerre contre l’empire Britannique. Il s’en suivit l’invasion soviétique en 1979 qui dura jusqu’en 1989 à la chute de l’Union Soviétique. Une guerre civile dans les années 90 mit le pays dans une faiblesse politique qui permit au Taliban, en 1996, de s’emparer de Kaboul, sa capitale, et de contrôler une bonne partie du pays. Après l’assassinat d’Ahmed chah Massoud, le commandant de l’Alliance du Nord afghane, du Jamiat-Islami et le chef de l’Armée islamique en septembre 2001, une suite d’évènements marque un basculement du monde dans la terreur du terrorisme. Les Etats-Unis déclarent la guerre contre l’islamisme et interviennent en Afghanistan dans la même année, en renversant le régime taliban.

 

Depuis l’invasion soviétique, plus de 3 millions de morts ont été recensés dans ce pays. L’Afghanistan est pourtant aujourd’hui considéré comme une des bases du terrorisme et où se sont engouffrés les occidentaux dans un bourbier international. Le conflit s’allonge sans réelle perspective de paix, l’opinion publique s’y détache et les gouvernements occidentaux cherchent la bonne stratégie sans sembler pas la trouver. Le 20 juillet dernier, une conférence internationale sur l’Afghanistan s’est déroulée à Kaboul soutenant le gouvernement du pays dans ses objectifs de parvenir avec ses propres forces à un contrôle du pays d’ici la fin de l’année 2014.

 

En définitive, l’Afghanistan s’insère dans une stratégie internationale où les grandes puissances y trouvent un intérêt économique et politique. L’Union Soviétique de la guerre froide convoitait les ressources minières afghanes qu’aujourd’hui la Chine s’approprie de manière légale. L’Inde y voit l’arrière-base des Pakistanais, et l’OTAN : un des nids du terrorisme. La géopolitique afghane se complexifie, ce qui rendra le futur plus difficile en Asie Centrale.

 

Force est donc de constater que les enjeux de la géopolitique contemporaine nous conduisent inévitablement vers une nouvelle configuration géostratégique du monde. Mais allons-nous pour autant assister à l’avènement d’un monde multipolaire ?

 

Ce que l’on peut constater c’est que, contrairement au schéma classique qui dessine les coopérations inter-Etat au sein des cercles régionaux frontaliers, le jeu des alliances contemporaines transcende les frontières dans un réel virtuel dont la cohérence tient plus aux intérêts et à la volonté de s’affranchir du joug traditionnel d’une poignée, infime mais pas insignifiante, de pays dits majeurs, qu’à une intégration régionale ou sous-régionale. Avec le renforcement du fédéralisme de l’UE et la réintégration complète de la France au sein des instances militaires de l’OTAN, on pourrait croire que le mondialisme atlantiste et unipolaire s’est définitivement imposé. Or, on assiste à une résistance certes informelle mais croissante face à l’impérialisme américain. En 2009, on a assisté au rapprochement économique de divers blocs géopolitiques assez éloignés les uns des autres : Amérique Latine, Chine et Proche/Moyen-Orient. Une voie multipolaire semble progressivement se dessiner face à l’établissement d’un Nouvel Ordre Mondial à la sauce américaine.

 

Grâce à leurs excellentes relations diplomatiques, Hugo Chavez et Hu Jintao ont renforcé la coopération bilatérale entre le Venezuela et la Chine. Lors d’un long périple en décembre 2003 en Méditerranée orientale (Libye, Egypte, Syrie, Liban) et aux Emirats Arabes Unis, le président brésilien Luiz Iniacio Lula Da Silva eut l’idée de créer un Sommet géopolitique réunissant les Pays arabes et diverses nations de l’Amérique Latine. Le premier Sommet se déroule à Brasilia les 10 et 11 mai 2005. Cette rencontre internationale s’acheva avec la signature de la Déclaration de Brasilia qui aborde concrètement les questions politiques, économiques et commerciales entre les 2 blocs si éloignés géographiquement.

 

Au début du mois de mars 2009, au siège de la Ligue des pays arabes au Caire, à l’initiative du ministre qatari des Affaires Étrangères, l’ensemble des ministres arabes des A.E. et 12 de leurs homologues sud-américains ont évoqué le projet de la Déclaration de Doha (capitale du Qatar) dont l’adoption fut effective le 31 mars de la même année, lors du deuxième Sommet des Pays Arabes et d’Amérique Latine. Les questions soulevées tournaient autour de la politique « régionale » et internationale, de la crise économique, des échanges commerciaux et de l’énergie. Cette importante rencontre scelle un rapprochement décisif entre ces 2 blocs géopolitiques si différents en apparence. La coopération économique et commerciale entre les pays arabes et latino-américains est appelée à s’intensifier au cours des prochaines années.

À l’issue d’un long entretien avec le colonel Mouammar Kadhafi, Hugo Chavez de son côté annonce officiellement son intention d’accueillir un Sommet Afrique-Amérique Latine. Hugo Chavez a également rencontré les présidents Syrien Bachar-El-Assad et Libanais Michel Sleimane avec lequel il a évoqué la situation politique délicate dans le Pays des Cèdres. À l’issue du Sommet de Doha, Hugo Chavez s’est rendu en Iran pour une visite officielle de 2 jours au cours de laquelle il a approfondi la coopération bilatérale sur 205 points (politique, économie, commerce, énergie). Le sommet Afrique-Amérique Latine se tînt en septembre 2009 au Vénézuela. Même si ce rapprochement géopolitique entre le monde arabe (méditerranée orientale, Pays du Golfe et de la péninsule arabique) est encore embryonnaire, on assiste à l’émergence d’un monde multipolaire au sein duquel différentes nations libres et souveraines s’opposent à un bloc géopolitique uniforme et américanisé.

En février 2009, le vice-président chinois Xi Jinping a effectué un long périple à travers les Caraïbes (Jamaïque), l’Amérique centrale (Mexique) et latine (Brésil, Colombie). Le 18 février, Xi Jinping se trouvait à Caracas où il s’est entretenu avec Hugo Chavez. À l’occasion de la commémoration du 35e anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre la Chine et le Venezuela, Xi Jinping et Hugo Chavez ont vivement plaidé pour un renforcement des échanges dans de multiples domaines. Si Hugo Chavez n’a pas dissimulé son admiration pour l’extraordinaire développement économique de la Chine depuis 1978, Xi Jinping a plaidé plus concrètement pour un renforcement de la coopération agricole, énergétique, économique (infrastructures), scientifique (hautes technologies). Cette étape vénézuélienne a débouché sur une coopération bilatérale renforcée en de multiples domaines et à un partenariat stratégique consolidé. La brève rencontre de Xi Jinping avait préparé le voyage de 3 jours de Hugo Chavez en Chine en avril 2009. Le Mercredi 8 avril 2009 au cours d’une longue rencontre avec son homologue chinois Hu Jintao, Hugo Chavez a loué les excellentes relations diplomatiques qui ont débouché progressivement sur une coopération économique bilatérale. Les discussions ont également abordé la crise systémique mondiale et le rôle financier de la Chine afin de lutter contre le ralentissement de l’activité économique, industrielle et commerciale.

 

Lors de son périple en Asie orientale en avril 2009, Hugo Chavez a effectué une importante étape au Japon. Le lundi 6 avril, il rencontre officiellement le premier ministre japonais Taro Aso. Cet événement politique est d’autant plus intéressant que le président vénézuélien est présenté de manière caricaturale comme un gauchiste, nostalgique du marxisme et que Taro Aso est décrit comme un conservateur de tendance nationaliste. En réalité, Hugo Chavez mène une tranquille révolution bolivarienne qui vise à extirper son pays et l’ensemble du continent latino-américain de la tutelle « impérialiste » des USA. Car, depuis la conception de la « Doctrine Monroe » en 1817, les États-Unis considèrent l’ensemble de l’Amérique centrale et latine comme leur propriété exclusive. Avec des dictateurs corrompus à leur botte et la présence de nombreuses multinationales apatrides, ils tentaient de contrôler ces pays affaiblis économiquement et politiquement. Un brusque retournement politique s’est produit lors de la dernière décennie avec l’arrivée au pouvoir d’hommes politiques qualifiés de « populistes de gauche » (Hugo Chavez au Venezuela et Rafael Correa en Équateur) ou « d’indigéniste » (Evo Morales en Bolivie). Le point commun de ces chefs d’État latino-américains réside dans leur hostilité sans faille face au Nouvel Ordre Mondial ultralibéral. Ainsi, ils chassèrent des ambassadeurs américains et plusieurs multinationales apatrides. Tous, sont favorables à l’établissement d’un monde multipolaire équilibré au sein duquel la Palestine aurait une existence viable sur les plans politique et économique.

 

À travers ces quelques exemples de coopération bilatérale en matière politique et géostratégique, on assiste à l’émergence croissante d’un monde multipolaire, constitué de plusieurs blocs géopolitiques distincts. Malgré leur éloignement géographique et leur disparité historico-culturelle, ces blocs soudés sont formés de nations souveraines politiquement et économiquement. Surtout, ils partagent en commun une autre vision du monde opposé à l’établissement du Nouvel Ordre Mondial américanisé, basé sur un consumérisme apatride et déshumanisé. Contrairement à la propagande insidieuse et simpliste des néo-conservateurs américains et de leurs alliés israéliens, ces pays ne forment aucunement un axe « islamo-marxiste » ou un « axe du mal » selon l’expression de l’ancien président américain G.W. Bush (2001-2009).

 

On s’en rend donc bien compte, le Général De Gaule avait vu juste en annonçant, le 21 août 1958 à Brazzaville, que « dans le monde tel qu’il va, il est nécessaire que s’établissent de grands ensembles économiques, politiques, culturels et, au besoin, de grands ensembles de défense ».

 

Qu’en est-il alors de l’Afrique à l’heure où l’Europe a presque fini d’adopter une monnaie commune, où la France promeut l’union pour la Méditerranée, où les pays ayant en commun la langue arabe se sont ligués, où les Etats-unis veulent partager une zone monétaire avec l’Amérique latine et le Canada, où la Chine, le Vénézuela, le Brésil, développe des grands rassemblements trans-géographiques avec des pays culturellement différents mais économiquement stratégiques comme la Libye, l’Egypte, la Syrie, le Liban et même l’Iran ?

1960, l’aube d’un nouvel espoir, d’un nouveau départ, « les soleils des indépendances » (Ahmadou Kourouma) sont au firmament d’une Afrique Nouvelle. L’optimisme est au rendez-vous des projections d’un futur radieux. Mais très vite, la crise congolaise de 1960-61 et celle de 1964 vont édulcorer l’optimisme d’une Afrique prometteuse. « L’Afrique noire est mal partie » (René Dumont, 1962), pronostiquait l’agronome dans un livre qui fit grand bruit. Aux antipodes des espoirs qu’il plaçait sur ce nouvel élan d’une renaissance africaine, Immanuel Maurice Wallerstein (« Africa: The Politics of Unity », New York. Random House, 1967»), relève désormais les divisions internes des pays africains, qu’elles soient d’ordre social, régional ou ethnique. Il envisage désormais la possibilité que l’Afrique ne soit pas capable de développer une idéologie révolutionnaire et ne puisse mettre en place une organisation politique susceptible de lui assurer une certaine autonomie politique, économique et culturelle. A défaut de perspectives réalistes de changements, l’auteur reprend une citation de Modibo Keita, alors président du Mali, empruntée à Ernest Renan : « Rien de grand ne peut être construit sans chimères ».

 

L’histoire de l’Afrique a démenti depuis lors presque point par point les espérances que Wallerstein avait énoncées dans son premier ouvrage (« Africa, The Politics of Independence », New York. Vintage. 1961), à l’aube des Indépendances, et dans son apologie de l’unité africaine de 1967. Toutes les structures, les actions et les personnes qui fondaient légitimement ces espérances se sont délitées. Les mouvements nationalistes et les partis politiques qui en étaient l’instrument se sont dilués dans le factionalisme. Les élites dirigeantes ont utilisés le pouvoir et l’appareil de l’état à leur profit et pour satisfaire des clientèles parasitaires dont la principale raison d’être était de protéger leur pouvoir au détriment de tout processus de contrôle démocratique. Dans cette faillite générale, il existe toutefois une catégorie d’Africains qui prospère: les “rois nègres”, despotes corrompus installés au pouvoir par des puissances coloniales soucieuses de conserver un pied dans leurs anciens empires. C’est l’histoire de l’un de ces pantins sanguinaires que l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma nous narre dans « En attendant le vote des bêtes sauvages » (Ed. Seuil. Coll. Points. 382 pages) :

Au cours d’une cérémonie purificatoire en six veillées, un griot raconte la vie édifiante et drolatique du général Koyaga, maître chasseur d’une tribu paléonégritique (celle des “hommes nus”) devenu président de la République du Golfe. L’aventure du général-président commence en Indochine, où ce caporal tirailleur s’illustre en cassant du Viet. De retour au pays, grâce aux pouvoirs surnaturels que lui confèrent les gris-gris de sa maman et le Coran magique de son marabout préféré, le caporal Koyaga prend (brutalement) le pouvoir laissé vacant par les Français. Au cours d’un putsch militaire, il élimine le président Fricassa Santos, rival d’autant plus redoutable qu’il est lui aussi expert en vaudou et autres talismans : « Le grand initié Fricassa Santos s’écroule et râle. Un soldat l’achève d’une rafale. Deux autres se penchent sur le corps. Ils déboutonnent le Président, l’émasculent, enfoncent le sexe ensanglanté entre les dents. C’est l’émasculation rituelle. Toute vie humaine porte une force immanente. Une force immanente qui venge le mort en s’attaquant à son tueur. Le tueur peut neutraliser la force immanente en émasculant la victime ».

 

On le devine: le règne de Koyaga sera riche en émasculations, celle du président Santos n’étant que la première d’une longue série. Mais la sorcellerie est une chose, l’expérience en est une autre. Aussi Koyaga va-t-il prendre des leçons de tyrannie chez ses collègues africains: on reconnaîtra au passage (les pseudonymes sont transparents) Houphouët-Boigny, Sékou Touré, Mobutu, Bokassa… Ahmadou croque ici un portrait féroce et plein d’humour de l’Afrique contemporaine.

 

René Dumont n’avait-il pas alors raison de dire que nous étions mal partie ? Ne pouvons nous d’ailleurs pas fatalement soutenir aujourd’hui, sans risque de nous tromper, à la vue de tous les fléaux de la planète que nous collectionnons: famine, sécheresse, désertification, guerres, génocides, épidémies, etc. que non seulement nous étions mal partie mais aussi et surtout que nous ne sommes jamais, voire pas encore arrivée ?

 

Au plan politique, les différents pays de notre continent s’attachent solidement aux principes de la souveraineté du territoire et d’intangibilité des frontières et s’opposent à toute tentative de leurs remises en cause. Seulement c’est au gré des circonstances, suivant les hasards de la colonisation que l’Afrique a été découpée en plusieurs territoires. A l’intérieur de ces territoires, des administrations ont été mises en place, des structures économiques et sociales sont apparues. Petit à petit, les hommes appartenant à ces territoires ont pris  conscience de leur solidarité, et un vouloir vivre commun s’est formé entre eux. Par une singulière contradiction du sort, la colonisation dont le but  était  d’installer dans ces territoires une souveraineté étrangère, a eu, en définitive, pour résultat, d’y développer une conscience nationale très forte qui a été à l’origine de tous les mouvements d’émancipation en Afrique. Cependant, l’accession à l’indépendance a conféré à l’Afrique des éléments d’identification  internationale : un drapeau, un hymne, une devise, des signes et  une langue  nationale. Alors les symboles identitaires deviennent une voie de reconnaissance nationale et de repérage international d’un peuple sorti de l’anonymat colonial.

 

La première  conférence des États indépendants d’Afrique noire s’est tenue au Liberia, quelques mois après l’indépendance de la Guinée. Les membres de la conférence se préoccupèrent de dégager les règles d’une morale internationale susceptible de permettre l’organisation de leurs rapports sur la base de la souveraineté et du respect de chacun. Il a été décidé que chaque État maintien son identité nationale et sa structure constitutionnelle et s’interdit d’intervenir dans les  affaires des autres. Les principes posés (respect de la souveraineté des États, non-ingérence dans leurs affaires intérieures) répondaient à des préoccupations nouvelles. Il fallait éviter les revendications territoriales de l’un ou de l’autre et consolider les frontières acquises.

 

Ainsi, les jeunes Etats Africains sont soucieux de sauvegarder leur indépendance et d’affirmer leur souveraineté propre. C’est ce qui explique leur adhésion au principe de l’intangibilité des frontières dès le début de la décolonisation. Mais n’est-ce pas l’impossibilité pratique de procéder à une révision territoriale après l’indépendance qui les a poussés à se prononcer pour l’adoption de ce principe ? Ainsi, la charte d’Addis-Abeba annonce dans son préambule que les chefs d’États Africains et de gouvernements sont fermement résolus à sauvegarder et à consolider l’indépendance et la souveraineté durement conquise ainsi que l’intégrité  territoriale des Etats. L’adoption d’une telle règle permet la  défense de la souveraineté et la consolidation des Africains dans toutes leurs composantes.

Cependant, la consécration de ce principe n’a pas empêché la prolifération des conflits frontaliers en Afrique. Pour trouver une solution à ces litiges, certains auteurs proposent la règle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour permettre aux populations des territoires contestés de choisir librement leur rattachement à tel ou tel Etat. Mais ce principe reçoit une conception restrictive dans le cas Africain car il supposait le remodelage de toute la carte de l’Afrique, proposition rejetée catégoriquement par les gouvernements mis en place avec l’appui des occidentaux. Ainsi, les chefs d’États africains sont pour le maintien des frontières héritées du colonialisme et contre tout partage du pouvoir.

 

A ce titre, l’ex-Zaïre, l’un des plus grands pays d’Afrique, par sa population et ses richesses naturelles est devenu, par la faute de sa classe politique, un objet de l’histoire et de discussion  entre chancelleries et états majors militaires. Quant au Rwanda, pour les acteurs de la violence d’origine hutue, la solution politique passe par la démocratisation du pays, garante d’une légitimité fondée sur le principe majoritaire. Mais pour les acteurs tutsis, la démocratisation est, bien au contraire, une menace mortelle et inacceptable car la survie de leur ethnie est liée à la conservation du pouvoir politique et militaire. Ainsi, les différents leaders ne peuvent compter que sur leur capacité à maîtriser des ressources internes, en hommes et en biens, et à les marchander sur le plan externe pour faire prévaloir leurs intérêts politiques. On pense que les chefs politiques ont tendance à se replier sur des clientèles régionales ou ethniques et à nouer des alliances internes et externes, privées et publiques, en vue de contrôler des ressources rapidement mobilisables auprès d’agents extérieurs. Par ailleurs, le nouveau conflit angolais est  le prolongement de la guerre qui enflamme désormais toute l’Afrique Centrale. Celle-ci oppose maintenant deux coalitions qui rassemblent une douzaine de pays, et constitue la première grande guerre interafricaine. Son enjeu est la remise en question des frontières.

Autour du président Laurent Désire Kabila, la première coalition réunit le Soudan, le Tchad le Zimbabwe et l’Angola. Cette alliance est soutenue politiquement par les pays francophones de la région et supportée financièrement par la Libye. En outre, ces pays ont en commun d’être tous artificiels, c’est à dire qu’ils ne survivraient pas à une remise en question des frontières actuelles. Ils sont donc tous partisans du statu quo et des découpages frontaliers issus de la colonisation.

 

L’autre alliance rassemble les trois pays du « bloc tutsi » à savoir l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, qui soutiennent les rebelles zaïrois et qui sont directement engagés dans les combats. Isolés diplomatiquement, ils disposent néanmoins d’un atout essentiel qui est la vision d’un nouvel ordre politique Africain répudiant les héritages coloniaux et notamment les frontières tracées par les européens.

 

Il y donc pour ainsi dire une forte tendance qui suggère que la carte de l’Afrique soit redessinée. Récemment, le référendum proposé au Soudan pour diviser le pays en deux parties, plaide en faveur de ce postulat. Mais, même s’il semble judicieux de se demander s’il faut redessiner la carte de l’Afrique en créant des pays ethniquement homogènes comme le prônent de nombreux géostratéges, force est de reconnaître que les conflits ethniques étatiques internes et externes sont tellement diversifiés et complexes qu’ils ne plaident pas en faveur de la création de pays ethniquement homogènes.

 

En Afrique centrale, dans un climat d’affrontements permanents selon les clivages ethniques, il est devenu presque impossible de redessiner la carte de la région. La crise dans cette partie de notre continent va bien au delà des problèmes ethniques et touche essentiellement la collision d’intérêts économiques et commerciaux entre différents acteurs et surtout l’attachement solide à la souveraineté et au maintien du statu quo.

Le colonialisme qui avait instauré un régime politico-religieux extrêmement hiérarchisé visait à imposer un clivage institutionnel entre les différentes ethnies au sein de chaque pays d’Afrique centrale pour assurer son pouvoir dans les meilleures conditions. Après son départ, la situation éclata.  On assiste depuis à des conflits locaux extrêmement violents. Ils sont dus à la conception du pouvoir politique par des minorités « extrémistes » qui sont toujours contre un partage de souveraineté et un retraçage de la carte de la région. Ainsi, la dichotomie du dominant et du dominé, du vainqueur et du vaincu, du seigneur né pour commander et du serviteur pliant l’échine pour obéir, exclut toute idée de partenariat dans une société où les citoyens sont libres et égaux en dignité et en droits. Le cas le plus frappant est celui du Rwanda où la communauté Hutue, placée dans une situation de dépendance et de soumission totale à l’égard des Tutsis, seuls détenteurs du pouvoir et de la richesse, s’est révoltée. La guerre entre les deux ethnies en avril 1994 a fait plus de 500 000 victimes. Elle a en outre provoqué l’exode de plus de 2 ,5 millions  d’habitants du pays qui ont trouvé asile dans les pays voisins, où vivaient déjà plus d’un million de leurs concitoyens chassés par la vague de violence de l’année précédente. Une lecture de l’actualité sensible à l’histoire permet d’analyser l’apparition de nouveaux pouvoirs dans certains pays de la région, comme l’émanation de minorités longtemps brimées ou exclues qui, une fois leur hégémonie établie, suscitent à leur tour la désaffection ou la rébellion d’autres factions minoritaires.

 

De même, ces conflits internes se sont reproduits dans les pays voisins qui accusent des structures étatiques fragiles et instables. Les frontières qui englobent de part et d’autre des populations de même ethnie constituent un amas de forces endogènes qui se dissipent et se neutralisent mutuellement, ce qui constitue un obstacle majeur pour redessiner la carte de l’Afrique centrale selon les tendances ethniques. La reconquête du Rwanda par les Tutsis a permis d’établir une rébellion qui a renversé le président Mobutu au ZAIRE, puis de se retourner contre Laurent Désiré Kabila qu’ils avaient porté au pouvoir. Mais cette fois, l’objectif n’est plus la conquête de Kinshasa, mais l’établissement d’un « tutsi land » et la remise en question des frontières coloniales.

 

La complexité de l’analyse de la situation provient aussi de la multiplicité des acteurs locaux : milices, bandes armées, groupes d’autodéfense, régionaux et nationaux directement impliqués dans les affrontements qui ravagent la région. A ceci s’ajoute l’extrême fluidité des alignements politiques. Ces ingérences ont des conséquences désastreuses pour la stabilité des Etats concernés. Elles les dépossèdent de certaines de leurs prérogatives de souveraineté. La compétence judiciaire a ainsi été retirée au Rwanda par la création du tribunal pénal international d’Arusha qui juge les responsables du génocide de 1994 et dont on attend aussi, paradoxalement, qu’il contribue à la réconciliation des peuples. La compétence constitutionnelle elle-même, vidée de son sens par la communauté internationale, se substitue aux peuples en élaborant les règles définissant le statut des Etats décomposés par la guerre civile. Ainsi, la compétence sécuritaire est exercée de plus en plus souvent au nom de l’ONU et des organisations régionales Africaines qui se sont octroyées la prérogative de maintenir l’ordre. Cependant, la situation au sein de chaque ethnie est dominée par un climat de tension entre les détenteurs du pouvoir qui exploitent leurs concitoyens souvent dépourvus de tout. Par conséquent, il serait difficile de régler des problèmes très compliqués pour assurer une meilleure cohabitation et retracer la carte de la région. D’après l’estimation des observateurs, la situation est extrêmement complexe et elle ne saurait se réduire à de simples antagonismes ethniques. La communauté Hutue est elle-même divisée et il y a une cassure entre les Hutus du Nord plus favorisés et leurs frères du Sud qui sont laissés à l’abandon. L’hostilité interne est parfois si vive que les enfants n’en sont pas indemnes. Blaise Chérif, conseiller juridique du H.C.R en Afrique se désole en disant : « J’ai entendu des gamins de 10 ans dire qu’ils tueraient leurs voisins quand ils seraient grands ». On comprend alors combien les rancœurs sont profondes et combien cette région risque de ne guère se stabiliser dans le long terme.

 

D’autre part et toujours en Afrique Centrale, le partage déséquilibré des richesses naturelles, la remise en cause des  regroupements régionaux déjà mis en place et les enjeux économiques de cette région sont autant de paramètres qui excluent tout retraçage des frontières selon le clivage ethnique. D’abord, le problème des richesses naturelles constitue l’un des facteurs  majeurs  de déstabilisation de la région car les richesses du sous-sol en Afrique centrale sont mal réparties. Ainsi, le sous-sol de la République Démocratique du Congo (RDC), qualifié de « scandale géologique » au même titre que la Guinée Conakry en Afrique subsaharienne, recèle les deux tiers des ressources mondiales de cobalt, le tiers des ressources de diamants, ainsi que des gisements importants de cuivre, d’uranium, de manganèse et d’or. Le Cameroun dispose de l’aluminium, du bois précieux et surtout du pétrole. La République Centrafricaine quand à elle détient une part importante de bois, de diamants et d’uranium. De son coté le Gabon est recouvert par des forets denses dont l’exploitation constitue une ressource importante à coté des industries extractives notamment l’uranium, le manganèse et le pétrole. Paradoxalement le Burundi et le Rwanda disposent de ressources énergétiques et minières insuffisantes ou difficilement exploitables. Leurs espaces sont saturés et leurs capacités d’autofinancement réduites.

 

Devant cette inégale répartition des richesses, on est en droit de se demander comment peut-on, en cas de retraçage de la carte, satisfaire le choix des territoires surtout que la lutte porte essentiellement sur la conquête des biens que sur l’appartenance ethnique. Aussi, le manque de terres agricoles fertiles allié à une croissance démographique galopante constitue la pierre d’achoppement de l’économie de l’Afrique Centrale. Le Rwanda, pays enclavé, d’une population de 8,1 millions d’habitants dispose uniquement de 26.338Km² dont une grande superficie forestière et un sol qui a perdu sa fertilité suite à des pratiques agricoles intenses. Le  Burundi de son coté, avec  une population de 6,6 millions d’habitants ne dispose que de 28 000 km². Ainsi, le noyau du problème dans ces deux pays est certes ethnique, mais il est lié essentiellement à la recherche d’espace vitaux que les pays limitrophes ne sont pas prêt à céder. De ce fait, refaire les frontières de la région ne pourrait que conduire à des affrontements fratricides, compromettre son développement économique et remettre en cause les regroupements régionaux déjà mis en place depuis 1983 dans le but d’essayer de s’imposer vis à vis  de l’extérieur et créer un démarrage réel de développement de la région. Dans ce sillage il a été crée la Communauté Économique des États d’Afrique Centrale (CEEAC) et la communauté économique des pays des  grands lacs. Dans le secteur forestier, deux organisations régionales ont été mises en place, ces dernières s’intéressent essentiellement à la coordination et la promotion des activités de développement économique. Il s’agit en fait de l’organisation Africaine du bois (OAB) qui rassemble tous les pays de l’Afrique Centrale disposant de forets. A titre d’exemple la forêt naturelle pour l’ensemble de la sous région était estimée en 1995 à environ 210 millions d’hectares. Les superficies forestières plantées étaient de 336.000 hectares dont 258.000 uniquement pour le Rwanda et le Burundi.

 

En définitive, la collision d’intérêts économiques et commerciaux entre plusieurs acteurs rend les enjeux économiques de l’Afrique Centrale plus intéressants et beaucoup plus complexes. En effet, les troupes de Laurent Désiré Kabila ont pu mener leur marche triomphale sur Kinshasa grâce à une aide substantielle en matériels militaires provenant de compagnies minières. Kabila a  donc d’abord remporté la bataille du sous-sol avant de s’emparer de la capitale Zaïroise. Tout au long des transactions, la conduite du président congolais a été stimulée par un sentiment de revanche à l’encontre des compagnies minières Sud-africaines qui avaient participé pendant trois décennies à l’enrichissement colossal de la famille Mobutu.

En outre, l’instauration d’une zone franche à Bujumbura, sur avis favorable de la banque mondiale, a exacerbé les tensions car une société belge a reçu l’autorisation d’y installer une entreprise de raffinage d’or exempte de taxes, alors que d’autres sociétés de la place s’en voyaient interdire l’accès. A cette « guerre de l’or » s’ajoute celle de la drogue et, les bénéfices du trafic alimentent les milices locales.

 

A plusieurs titres alors, l’exemple de l’Afrique Centrale montre combien il serait fastidieux d’envisager une reconfiguration géographique du continent. A défaut donc de trouver des causes explicites et cohérentes des perturbations dans la Région, à partir de l’analyse des implications ethnico-territoriales, il convient de poser la problématique du fondement même de l’Etat africain.

 

Selon la vision de certains politologues, l’Etat africain est un Etat intrinsèquement néopatrimonial où prédominent des logiques d’appropriation des rentes (Van De Walle Nicolas, « Neopatrimonialism and democracy in Africa », 1994.). Il n’existe pas d’Etat qui serait rationnel au sens que Max Weber donne à ce mot. Quelques auteurs qualifient également l’Etat africain d’Etat hybride, dans lequel se mêleraient d’un côté certains éléments caractéristiques d’un Etat moderne et de l’autre, des pratiques traditionnelles d’exercice du pouvoir. Le système économique africain serait pour ainsi dire étranger à la logique de marché, dominé par un large éventail d’économies informelles de survie (Jennifer Widner, « Economic change and political liberalisation in sub-Saharan Africa », Johns Hopkins University Press, Baltimore, London, p.129-157.). Si l’Etat africain est alors en crise, ce n’est pas seulement à cause d’une logique interne fondée sur l’économie de rente et le clientélisme, ou en raison de guerres ; la crise naît aussi des dysfonctionnements des institutions étatiques qu’entraînent la constitution de structures parallèles dans le cadre de l’aide au développement et du renforcement du secteur privé. La brèche salariale qui s’est créée entre le secteur public et l’économie privée a conduit à détourner les experts soit vers le secteur privé, soit vers des organisations d’exécution de la coopération et les organisations non gouvernementales (ONG). L’une des différences principales entre le Botswana et l’Ile Maurice d’une part, deux PRI qui connaissent des succès, et les PMA africains d’autre part, réside dans le fait que, dans le développement de ces deux pays, les institutions étatiques ont, au cours des dernières années, joué un rôle significatif de promoteurs du développement. Une étude de Goldsmith (Goldsmith Arthur A. “Africa’s overgrown state reconsidered Bureaucracy and economic growth », World Politics, Vol. 51, p. 520-546. 1999), démontre clairement qu’une administration étatique efficace est nécessaire pour assurer une croissance élevée. Or ce n’est le cas dans presque aucun PMA.

 

En somme, devant les multiples et complexes problèmes ethniques internes et externes, le rapprochement des populations par ethnie semble désuet. Et si on associe à ces problèmes ethniques d’une part, les enjeux économiques liés à la lutte pour l’acquisition des ressources naturelles inégalement réparties et à la collision d’intérêts économiques, et d’autres parts, les enjeux politiques notamment l’attachement solide à la souveraineté et à la lutte pour le pouvoir, il paraîtra clair que tout retraçage de la carte de l’Afrique selon des pays ethniquement homogènes est impossible.

 

Au plan économique, le contraste le plus spectaculaire en termes de développement économique dans le monde, est celui de l’Afrique et de l’Asie. Les économies de la Chine et de l’Inde se sont développées rapidement, l’Amérique Latine, elle aussi, a connu une croissance modérée tirant des millions d’habitants au-dessus du seuil de pauvreté. Selon certains, en raison d’un passé colonial qui a conduit d’une part à une orientation de l’économie vers l’exportation de matières premières minérales et de produits agricoles, et d’autre part à la mise en place d’élites qui ont cherché à suivre le modèle des colons, l’Afrique doit avant tout porter la charge de l’héritage postcolonial. L’héritage colonial a contribué à instaurer une structure duale et à empêcher toute croissance économique durable. Il faut aussi, selon Bloom et Sachs (Bloom David E. et Sachs Jeffrey, « Geography, demography and economic growth in Africa », in Brookings Papers on Economic Activity, No. 2, p. 207-273. 1998), considérer les données naturelles comme des facteurs importants. Pour les deux auteurs, la crise africaine trouve sa source dans les conditions géographiques particulièrement défavorables qui caractérisent le continent. 93% de la surface du continent africain se trouve sous l’influence des tropiques : les conditions climatiques difficiles (par exemple très forte ou très faible densité des pluies) sont à l’origine de la faiblesse de la productivité agricole. Hall et Jones (Hall Robert E. et Jones Charles I. « Why do some countries produce so much more production per worker than others ? », The Quarterly Journal of Economics, Vol. 114, p. 83-116. 1999), qui s’opposent à cette conception des choses, montrent dans leurs analyses que les effets des conditions climatiques sur la productivité sont négligeables. Les recherches de Gundlach et Matus-Velasco (Gundlach Erich et Matus-Velasco Xiemna, « Labor productivity in different climatic zones », Kiel Institute of World Economics, Kiel. 1999) montrent également que d’autres facteurs jouent un rôle plus important : par exemple le morcellement ethnique, voir infra. Mais la thèse selon laquelle la poursuite d’une libéralisation des marchés et, par conséquent, une intégration renforcée de l’Afrique dans le marché mondial ainsi qu’un afflux de capitaux étrangers pourraient aider l’Afrique à surmonter ses handicaps géographiques, ne parvient pas à être convaincante. Les coûts de transports ainsi que la nature des sols et les handicaps qui en découlent continuent de jouer un rôle important.

 

Parmi les arguments souvent présentés comme particulièrement importants, le morcellement ethnique serait en Afrique particulièrement marqué. Selon cette analyse, le nombre important de groupes ethniques significativement plus élevé que dans les autres régions du monde expliquerait le niveau particulièrement bas des taux de croissance africains (Easterly William et Levine Ross, « Africa’s growth tragedy », Quarterly Journal of Economics, Vol. 62, p. 1203-1250. (1997). Le morcellement ethnique serait à l’origine de 35% des pertes de croissance.

 

Bien que quelque peu contradictoire sur les approches et les causes du sous développement économiques, ces études s’accorde tout de même sur le fait que la majeure partie de l’Afrique a tout simplement stagné voire même régressé en termes d’échanges commerciaux internationaux, d’investissements, de revenus par tête et autres indicateurs de croissance économique. La paupérisation des populations a eu des conséquences dramatiques parmi lesquelles la diminution de l’espérance de vie, la violence et l’instabilité politique qui sont autant de handicaps à la croissance de l’Afrique. Durant les dernières décennies, nous avons été les témoins de nombreuses tentatives infructueuses de redressement des économies de différents pays africains. En 2006, 922 millions d’africains peuplaient les 54 états. Bien que certaines parties du continent aient connu des avancées significatives dans les dernières années, 25 pays africains sont les plus pauvres de la liste des 175 états composant le monde dressée par le Rapport du Développement Humain des Nations Unies en 2003. L’histoire de l’Afrique est en partie responsable de ce constat. La décolonisation de l’Afrique a été marquée par une instabilité aggravée par les conflits liés à la guerre froide. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, la guerre froide ainsi que la corruption et le despotisme en très forte augmentation ont également contribué aux piètres résultats économiques du continent. Faut-il pour autant désespérer de l’Afrique ?

 

Le professeur Robert Kappel, chercheur au Département d’Etudes Africaines de l’Université de Leipzig, établit un sombre pronostic de l’avenir économique de l’Afrique. Son étude montre à quel point le sous-développement des pays les moins avancés (PMA) d’Afrique a des risques de durer. Dans les « pays les moins avancés », le PIB par habitant est inférieur à $ 785, ce qui concerne, en Afrique subsaharienne, 37 pays sur 48. De nombreux PMA africains ont pu, à plusieurs reprises, connaître une croissance ponctuelle du produit intérieur brut (PIB), mais sans que cette croissance soit durable et sans qu’aucun processus de rattrapage ne s’enclenche. On observe cependant des disparités importantes au sein même du groupe des PMA. Il faudrait distinguer les pays les plus pauvres, parmi lesquels on compte l’Ethiopie, le Mozambique et le Tchad, ainsi que ceux déchirés par les guerres civiles (Liberia, Sierra Leone, Rwanda, Congo et Angola). Beaucoup de PMA sont des pays continentaux et nombre d’entre eux connaissent une densité de population très faible (29 pays sur 48 ont une population inférieure à 10 millions d’habitants), d’où une faible demande intérieure. Si l’on prend en compte le PIB réel, la plupart ont tout juste le potentiel économique d’une grande ville allemande. Il n’y a au total, en Afrique subsaharienne, que 5 pays « avancés » : les Seychelles ($ 6450), le Gabon ($ 4170) l’Ile Maurice ($ 3700), le Botswana ($ 3600) et l’Afrique du Sud ($ 2880).

 

Les PMA africains, si l’on prend les indicateurs du développement humain (IDH), tels que la santé, l’éducation et l’espérance de vie, ont connu quelques résultats positifs : espérance de vie plus longue, mortalité infantile en baisse et alphabétisation en progrès. Il faut cependant souligner dans cette performance deux aspects déterminants :

 

D’abord, si l’on compare l’Afrique avec les autres régions du monde, l’amélioration de la performance africaine reste très modeste.

 

Ensuite, la pauvreté continue de progresser : en 1998, environ 290 millions de personnes vivaient avec moins de 1 $ par jour (c’est-à-dire environ 46% de la population africaine); 475 millions de personnes devaient vivre avec moins de 2 $ par jour (= 75% de la population africaine). Même si le PIB progressait de plus de 3%, cela ne suffirait pas à réduire le nombre de pauvres. (Robert Kappel, L’Afrique et le Monde, In. Marchés Tropicaux du 22 mars 2002, pp. 682-688.)

 

Alors que la plupart des économistes s’accordent pour dire que l’Afrique se caractérisait, depuis le milieu des années 1970 jusqu’au début des années 1990, par la stagnation et le déclin, les avis divergent sur les processus de croissance que connaît l’Afrique depuis le milieu des années 1990. De nombreux économistes pensent que le continent serait sur la bonne voie, tels ceux de la Banque mondiale, du FMI et de l’OCDE, qui tentent de montrer que l’Afrique réalise une meilleure croissance qu’auparavant. Les programmes d’ajustement structurels, selon leurs analyses, auraient contribué au retour d’une dynamique de croissance en Afrique et à l’introduction d’un processus de rattrapage.

 

Ainsi le FMI rapporte qu’entre 1970 et 1998, le taux de croissance en pourcentage du PIB réel par habitant a évolué pour l’Angola (-1,9), le Rwanda (-1,3), le Burkina Faso (-0,5), Sao-Tomé-et-Principe (-0,4), le Burundi (-0,3), le Sénégal (-0,4), la République Centrafricaine (-0,3), le Sierra Leone (-2,5), Comores (-0,2), la Somalie (-0,9), la République Démocratique du Congo (-4,3), le Togo (-1,1), la Côte d’Ivoire (0), la Zambie (-2,2), l’Ethiopie (-0,1), le Djibouti (-4,3), le Ghana (-0,6), la  Namibie (-0,6), la Guinée Bissau (-0,1), l’Afrique du Sud (-0,1), le Liberia (-2,0), le Cap-Vert (0,5), Madagascar (-2,0), Swaziland (1,4), le Mali (-0,5), l’Ile Maurice (4,6), le Niger (-0,9), le Botswana (7,3). (Robert Kappel, Ibidem.)

 

Si les taux de croissance moyens du PIB sont effectivement positifs pour la période 1994-1998, 20 pays sur 45 connaissent une croissance inférieure à 1%. La croissance n’a de sens que pour une poignée de pays : Ile Maurice, Botswana, Ouganda et Guinée équatoriale. Sur le long terme, on ne peut guère être optimiste : tous les PMA sans exception enregistrent une croissance négative pour la période 1970-1998. Le calcul est simple : les PMA devraient enregistrer pendant 50 ans une croissance moyenne du PIB supérieure à 7% (à supposer également que la transition démographique se fasse au bout de 35 ans) pour que le PIB par habitant africain moyen actuel passe de 500 $ à 3900 $. Il serait parfaitement irréaliste d’envisager que plus de 10% des PMA puissent atteindre cette croissance. (Robert Kappel, Ibid.)

 

Par ailleurs, les taux d’investissement constituent un indicateur particulièrement important du caractère durable de la croissance. Le niveau des investissements nationaux nets que connaissent les PMA se situe en dessous de celui de la majorité des autres continents. La part du PIB consacrée aux investissements bruts était de 27% au milieu des années 1970, elle est tombée à 17% environ pendant les années 1990. De même, de 1971 à 1998 l’épargne brute globale est tombée de 19% à 15% à peine. L’insuffisance des ressources humaines ainsi que la perte d’experts constituent un handicap majeur pour le développement de l’Afrique. L’espérance de vie dans les pays tropicaux est plus basse qu’ailleurs, les maladies tropicales rendent les conditions sanitaires précaires, le Sida accentue chaque jour ses ravages sur la population active. Plus encore, le développement de la formation reste inférieur à celui d’autres régions du monde. Les conditions de scolarisation dans l’enseignement primaire et secondaire sont déplorables. Le constat est abrupt : le manque très important d’ingénieurs formés et d’employés spécialisés, ainsi que la faiblesse des compétences technologiques disponibles, rendent improbable le décollage des PMA. Dans beaucoup d’entre eux, la productivité du travail a même chuté. Le capital investi par emploi est très faible. Au cours des 25 dernières années, la productivité globale des facteurs de production (PGFP) s’est dépréciée. Les faibles productivités du travail et la faible PGFP suffisent à affirmer encore aujourd’hui que l’Afrique est l’une des régions du monde où la production est la moins rentable, bien que les coûts salariaux y soient faibles. Si l’on y ajoute le coût élevé des moyens de communication et des transports, on comprend que l’Afrique n’ait joué jusqu’à présent aucun rôle dans le système de production mondial. Les prévisions de croissance pour les décennies à venir, en tenant compte de ces facteurs, ne peuvent être que pessimistes (Mkandawire Thandika et Soludo Charles C. « Our continent, our future », Africa World Press, Trenton, 1999).

 

Les PMA africains restent aujourd’hui encore en marge de toute dynamique technologique et l’absence de système moderne de communication et d’infrastructures matérielles physiques rend quasiment impossible toute politique d’intégration volontariste dans le marché mondial. Une comparaison entre l’Afrique du Sud et les autres pays africains démontre l’ampleur du retard : pour atteindre le niveau d’équipement en téléphones que connaît l’Afrique du Sud, il faudrait que 50% du PIB africain soit investi dans ce secteur. On pourrait citer des exemples semblables pour le développement du réseau routier, la construction de ports et d’aéroports, l’équipement en électricité, etc. Les coûts élevés de transport et de communication qui en découlent ont contribué à créer, dans de nombreuses régions du continent, des marchés protégés qui satisfont la demande locale sans avoir à n’affronter aucune concurrence.

 

Parmi les facteurs exogènes essentiels, il faut compter les chocs dus aux variations des termes de l’échange. Les chocs liés aux termes de l’échange sont particulièrement sensibles en Afrique. Si certains pays connaissent, même temporairement, une appréciation importante des termes de l’échange, comme par exemple certains pays exportateurs de pétrole (Nigéria, Guinée équatoriale, Angola, Cameroun), cette appréciation reste un facteur de déstabilisation. Il faut évoquer notamment l’inflation, la hausse des taux de consommation intérieure, l’utilisation toujours plus inefficace des prélèvements publics, l’orientation vers une économie de rente, les espérances mises dans la poursuite des taxations des exportations ; tout cela entretient un système d’exportation composé uniquement de matières premières brutes. (« dutch disease »). Les mesures prises par les Etats pour amortir ces chocs extérieurs n’existent qu’à l’état embryonnaire. Les politiques économiques nationales n’ont connu, pendant les quarante premières années des indépendances, pratiquement aucun succès en ce qui concerne la restructuration des économies et la baisse de la volatilité de capitaux. Les élites gouvernementales comptent en outre sur les revenus procurés par les rentes qu’elles prélèvent sur le commerce extérieur ; étant donné que les investissements directs et les investissements de portefeuille se font attendre, alors même que les banques de crédit restent inaccessibles, ces mêmes élites mettent leur confiance dans l’aide au développement (Fabrizio Coricelli, Massimo di Matteo et Frank Hahn, “New theories in growth and development”, MacMillan, Houndmills, Basingstoke, New York, pp. 97-110).

 

En outre, les programmes d’adaptation des structures (PAS) ont conduit, dans beaucoup de PMA, à une certaine stabilité. Cela s’observe à la chute des taux d’inflation (61% des pays connaissent désormais un taux d’inflation inférieur à 10%), à la réduction des écarts fiscaux à moins de 10% du ratio déficit budgétaire/PIB, à la poursuite de la libéralisation des marchés, à l’ouverture du commerce extérieur, à la suppression des Marketing Boards et à la libéralisation des cours du change, de sorte que, dans la plupart des pays, il n’existe plus de cours de change parallèles (N.J. Asmara, Ottawa, Dakar. Bardhan Pranab, “The contributions of endogenous growth theory to the analysis of development problems : An assessment” 1998). Par contre, la crise de l’endettement des PMA n’est pas résolue. La plupart des PMA d’Afrique sont des PPTE (pays pauvres fortement endettés). Les succès relatifs mentionnés supra, sont dus avant tout aux PAS. Les PAS ont été nécessaires : ils ont permis à des économies, dont la majorité était jusqu’alors fermées, de s’ouvrir ; ils ont contribué à rétablir l’équilibre de la balance des paiements, ils ont réduit les déséquilibres budgétaires et donné aux pays l’impulsion nécessaire pour s’orienter vers l’exportation ; ils ont libéralisé les marchés intérieurs. Mais l’Afrique, malgré l’amélioration de ses résultats économiques, est tombée dans le piège d’une stabilité au niveau faible (SNF) (Wohlmuth Karl, « Die Grundlagen des neuen Wachstumsoptimismus in Afrika » et R. Kappel (Hrsg.), Afrikas Wirtschaftsperspektiven, Institut für Afrika-Kunde, Hamburg, p. 47-72. 1999).

 

Les mesures prises conformément aux principes connus sous le nom de Consensus de Washington n’ont pu aucunement, jusqu’à présent, aider à la hausse des taux d’investissement, à l’accumulation du capital et à la croissance, parce qu’elles se sont concentrées avant tout sur des variables facilement modifiables, comme le taux de change, la politique fiscale et la politique monétaire, au lieu de se donner comme mission première de développer les ressources humaines et les infrastructures et de modifier la structure du commerce extérieur. Résultat : on ne constate aucune croissance de la productivité, on n’enregistre pratiquement aucun succès en matière d’industrialisation, et seuls quelques pays producteurs de matières premières attirent des capitaux étrangers. La pauvreté, surtout, ne se trouve pas réduite.

 

Il existe cependant un bon nombre d’explications théoriques plausibles de la faible croissance de nos pays.

 

D’abord la croissance dépend, selon le modèle Harrod-Domar, des taux d’investissement et, de façon marginale, de la productivité du capital. La croissance peut être accélérée par des taux d’investissement élevés associés à la grande efficacité des investissements de capitaux. Les taux d’investissement africains sont généralement bas. Ensuite, selon le modèle de Solow au contraire, la croissance est le résultat du progrès technique et de la croissance démographique (Hoeffler Anke E., « The augmented Solow model and the African growth debate », Ulpa, University of Leipzig Papers on Africa Politics and Economics, No.43, Leipzig, 2000.). Des taux d’investissement supérieurs à 15% ne sont constatés qu’exceptionnellement, dans quelques pays seulement. Surtout, l’investissement de capitaux est souvent inefficace, conséquence, entre autres, de l’inefficacité des institutions.

 

Les analyses de Langhammer (Langhammer Rolf J. « Wirtschaftsreformen in Afrika : Getragen von der Gunst der Geber ? » Zeitschrift für Wirtschafts- und Sozialwissenschaften, Vol. 116, S. 119-144. 1996.) tentant de prendre en compte le secteur des rentes en mesurant la faible productivité du capital dans le secteur productif d’Afrique montrent que ce sont précisément les pays pauvres en capitaux qui se révèlent être les moins économes de leurs capitaux.

 

Alors que le fonctionnement du modèle de croissance néoclassique se fonde sur l’hypothèse d’une baisse des rendements marginaux du capital et du progrès technique importé, baisse qui empêche toute croissance à long terme, la théorie de la croissance endogène repose, elle, sur des externalités technologiques et sur une croissance imparfaite. Il s’ensuit que, par le biais d’investissements en capital et en travail, on peut introduire une externalité intra-industrielle et inter-industrielle qui conduise à des effets de synergie sur l’ensemble de l’économie. Dans le cas d’une concurrence imparfaite, les firmes sont en permanence incitées à introduire de nouvelles gammes de produits, voire de nouvelles qualités de produits. Les investissements permettent au moins, à défaut de les réduire, de rendre stables les rendements marginaux. La croissance dépend ainsi de la complémentarité entre capitaux physiques et humains. La formation initiale et continue, les dépenses pour la Recherche et le Développement (R&D) et les innovations élargissent la base de la création de richesse (Robert Kappel, Id.). Seulement la complémentarité entre investissements en capital humain et dépenses de R&D dans les secteurs de l’économie privée n’existe pratiquement pas dans notre continent. Cela s’explique en particulier par le nombre toujours aussi élevé d’entreprises d’Etat, mais aussi par une politique de privatisation dont l’efficacité laisse à désirer (Prof. Moussa Samb « La privatisation des services publics en Afrique Subsaharienne : à l’heure des bilan » In. Mirador du Monde Contemporain N° 01, pp. 156-167. Dakar, Février-Mars 2009.) par la réticence éprouvée à promouvoir le secteur privé, ainsi que par un désintérêt complet pour la promotion de l’innovation et de la recherche dans les entreprises et les institutions étatiques.

 

Au plan socio-économique, Nous nous trouvons, depuis nos indépendances, dans un processus de transformation socio-économique qui se caractérise par une urbanisation en très forte hausse et par la croissance du secteur informel. L’espace rural connaît une forte déprise agricole, la productivité est faible et les chances de survie en milieu rural sont à maints égards extrêmement faibles. Et bien que les villes aient été privilégiées grâce aux infrastructures matérielles, à un accès plus facile à l’eau potable, aux soins médicaux et à l’école, les populations urbaines sont, elles aussi, pauvres. La majorité des populations se trouvent contraintes d’opter pour des stratégies mixtes afin d’assurer leur survie. Les formes que prend ce phénomène sont variées, mais elles mettent toutes en évidence l’exclusion de ces populations de l’économie moderne. Les réseaux familiaux, les clans, les groupes ethniques et les réseaux religieux jouent un rôle essentiel lorsqu’il s’agit de surmonter des problèmes liés à la survie. Dans un contexte où le secteur informel est l’économie dominante, on peut distinguer schématiquement trois domaines :

 

En premier lieu, le secteur moderne (SM) qui se caractérise par une forte intensité de rendement des capitaux. Les conditions de travail y sont régulées et les prix fixés par le gouvernement. Celui-ci joue un grand rôle dans la protection du secteur moderne et exerce actuellement le monopole de la régulation. De nombreuses entreprises du SM ne sont pas rentables et l’utilisation des capacités est faible. Les PAS ont favorisé la restructuration du SM. De nombreuses entreprises d’Etat ont été privatisées.

 

En deuxième lieu, le secteur de survie ou secteur de subsistance (SS) qui absorbe le surplus de main d’œuvre. La productivité est très faible. Il n’y a pas d’accumulation du capital. La plupart des gens tentent d’assurer leur survie en adoptant des stratégies à risques.

 

En troisième lieu, le secteur informel (SI). Le fonctionnement des facteurs de production montre des procédés de production où l’intensité du travail est plus importante que l’intensité du capital. Les PME emploient le plus souvent des membres de la famille ou des salariés mal payés. Le SI se différencie entre autres par la libéralisation et la dérégulation des marchés. Un petit secteur moderne (SI moderne) commence à se former dans le domaine manufacturier et dans le secteur des services. Certaines PME font preuve d’innovation ; elles utilisent les technologies modernes et elles satisfont la demande croissante des agglomérations urbaines. Parce qu’elles ont une bonne connaissance de la réalité locale et que leur production est peu coûteuse, elles peuvent également concurrencer les exportations étrangères. Les PME productives couvrent une part croissante du marché, mais moins de 5% des PME sont en mesure de continuer à se développer (Liedholm Carl et Mead Donald C. « Small enterprises and economic development. The dynamics of micro and small enterprises ». MacMillan, London, New York. 1999).

 

Les entreprises non productives du SI continuent à constituer un secteur de transition vers le secteur de subsistance. Les résultats nécessaires à la croissance du SI proviennent d’une part de la migration de la population rurale vers les villes, d’autre part de la croissance démographique urbaine. Les jeunes qui ont terminé leur scolarité ne trouvent pas d’emploi dans le SM et sont par conséquent obligés de s’insérer dans le SI pour survivre. Le passage du SI vers le SS est souple, de même qu’entre SI et SI moderne. SI moderne, SI et SS se développent surtout dans les agglomérations. Il faut considérer comme une forme nouvelle du développement économique ce qu’on appelle les « clusters » industriels (structures en nids d’abeilles ou réseaux industriels locaux). Les réseaux forment un environnement favorable au développement de l’innovation et de la capacité concurrentielle des PME. Les études menées sur la formation des réseaux mettent en évidence que le succès d’une industrie n’est pas assuré seulement par la productivité de chaque entreprise, mais bien par l’interaction d’un nombre important d’entreprises qui sont reliées entre elles horizontalement et verticalement. Les conditions et les originalités spécifiques d’une région, comme par exemple les réseaux intrarégionaux et les diverses formes de coopération, tout comme les traditions historiques, économiques et culturelles ainsi que les niveaux de qualification sont déterminants pour le développement régional de la croissance et de l’emploi. Les succès de tels développements industriels sont liés à un milieu particulier de coopération et d’innovation. Ils augmentent l’efficacité collective.

 

La faiblesse que connaît jusqu’à présent le taux d’urbanisation en Afrique, la taille limitée des marchés intérieurs de la demande et la structure périurbaine n’ont jusqu’ici donné d’élan à aucun développement économique particulier. Pourtant, il semble que des potentialités se forment dans les villes. Si l’émergence de réseaux constitue une preuve de cette nouvelle dynamique, cela ne veut pas dire pour autant que les réseaux constituent la voie royale pour le développement des entreprises : les réseaux africains font montre jusqu’ici de nombreuses faiblesses, et ce n’est que dans quelques pays que certains réseaux ont pu être couronnés de succès (Mc. Cormick Dorothy, « African enterprise cluster and industrialization: Theory and reality », World Development, Vol. 27, pp. 1531-1591. (1999)).

 

Les plus gros problèmes que connaissent les Pays les Moins Avancés  (PMA) d’Afrique sont les suivants: carences des institutions, développement insuffisant de l’économie, droits de propriété incertains, manque de compétences techniques, faible niveau d’acquisition de savoir technologique et faiblesse des effets exogènes en raison d’une faible demande du marché. La faiblesse de l’intégration verticale dans le secteur formel ainsi que celle de l’intégration horizontale sont également des facteurs limitant le développement. Les PME des réseaux sont en outre la plupart du temps des entreprises familiales qui doivent répondre aux besoins de leur propre clientèle familiale et n’arrivent pas, par conséquent, à franchir le seuil de l’accumulation du capital.

 

A côté des activités économiques informelles, il existe une part importante de marchés illégaux qui connaît depuis quelque temps une forte croissance (contrebande, vol, prostitution, trafic d’armes, trafic de voitures, trafic de drogue et d’alcool, détournement de fonds publics à usage privé). De nombreux hommes politiques et fonctionnaires, en Afrique, sont partie prenante de ces activités (Bayard Jean-François, Ellis Stephen et Hibou Béatrice, « La criminalisation de l’Etat en Afrique », Ed. Complexe, Bruxelles. 1997).

 

Au plan de l’urbanisation, le processus a connu de nouvelles tendances ces deux dernières décennies. On l’observe en particulier en Afrique australe et occidentale. Cette urbanisation se fait en dehors de toute planification rationnelle ; elle n’est le plus souvent liée à aucune nouvelle infrastructure. On peut, malgré tout, y trouver les germes d’une nouvelle dynamique économique. Selon les découvertes les plus récentes en analyse spatiale (Fujita Masahisa, Krugman Paul et Venables Anthony J., « The spatial economy. Cities, regions, and international trade », MIT-Press, Cambridge, Mass. & London 1999.), ces concentrations spatiales ainsi que la diminution des coûts de transport et les possibilités d’économies d’échelle, contribuent au développement d’une métropole économique dynamique et à l’émergence de noyaux industriels. Peut-on reconnaître les prémices d’un tel processus dans les PMA africains ? Il semble bien, malheureusement, que non. L’impulsion devrait venir de la croissance de la demande qui accompagne l’urbanisation. Bien que cette demande provienne en grande part des revenus des pauvres (auxquels il faut ajouter ceux d’une classe moyenne qui croît lentement), elle représente une croissance potentielle pour les PME locales, qui augmentent leur production de biens de consommation mais aussi de biens d’équipement. Or dans presque tous les PMA africains, le processus d’urbanisation est marqué par des déséquilibres, une répartition inégale des revenus, de violents conflits sociaux qui empêchent le phénomène de se développer.

 

Lors des trente dernières années, les structures du commerce extérieur et de la production n’ont pas connu de transformation significative. En Afrique, les exportations sont toujours composées essentiellement de matières premières ; il faudrait viser à tirer profit de la grande valeur de ces ressources naturelles pour en réduire les effets négatifs. Le Botswana l’a montré : les recettes provenant des matières premières furent utilisées pour modifier les structures économiques, empêchant le pays de tomber dans le « syndrome hollandais ». La mise en place d’une économie de rente a ansi pu être évitée : grâce à la libéralisation les entreprises locales et étrangères investirent dans l’industrie et dans le secteur des services.

 

Les potentialités technologiques se trouvèrent alors étendues et les compétences technologiques maîtrisées ; l’importation de capitaux ainsi que de nouvelles technologies contribua au succès économique. Le dilemme des PMA est le suivant : si l’on renforce les investissements dans le capital humain, alors même que la demande en techniciens qualifiés, en ingénieurs, en experts et en diplômés de gestion d’entreprises diminue, on aboutit à un excès de l’offre. La formation de la population active coûte cher, surtout lorsque la main d’œuvre qualifiée quitte le pays (fuite des cerveaux). Pour éviter cela, l’Afrique doit s’efforcer de compléter les nécessaires réformes macroéconomiques par des investissements dans la formation et dans l’infrastructure, par d’actives interventions dans la politique de croissance et par des mesures de nature microéconomique, cela afin d’améliorer l’environnement économique offert aux entreprises (surtout aux PME). Dans d’autres secteurs, où l’on produit avant tout des biens nécessitant du savoir-faire, des entreprises étrangères peuvent, par le biais de leurs investissements, accroître la demande en main-d’œuvre qualifiée.

 

Le rôle que les théories de l’économie du développement assignent à la répartition des revenus dans le développement économique a été souvent controversé. Certains théoriciens du développement soutenaient que l’inégalité pouvait contribuer à augmenter la croissance, les riches investissant davantage que les pauvres. Lipton insiste au contraire sur le fait que l’explosion urbaine revient en fait à un transfert du surplus des productions agricoles des espaces ruraux vers les espaces urbains. Ce à quoi il ajoute que les capacités productives des pauvres à la campagne ne sont plus utilisées de façon rentable (Lipton Michael, « Why poor people stay poor », Temple Smith, London. 1977.). La thèse de l’explosion urbaine de Lipton a été maintes fois contredite, car, en raison du processus d’ajustement structurels, le rapport des prix aurait évolué en faveur des agriculteurs, et la population rurale en aurait par conséquent aussi profité. La chute relative des revenus en ville et la hausse des revenus à la campagne auraient plutôt atténué les inégalités en Afrique. De nouvelles études confirment à présent que des inégalités trop importantes sont plutôt préjudiciables à la croissance (Aghion Philippe, Caroli Eve et Garcia Penalosa Cecilia, « Inequality and economic growth : The perspective of the new growth theory », Journal of Economic Literature, Vol. 37, p. 1615-1660. 1999), tandis que de faibles inégalités ont tendance à favoriser la croissance ; on met du moins des limites à l’efficacité de la politique de redistribution. Dans les pays très pauvres en effet, même un système d’impôt très progressif incite peu les catégories de population à faible revenus à investir. Dans le cas où les bénéficiaires de hauts revenus sont empêchés d’investir, la capacité de croissance de la société se trouve même réduite. Deinigner et Squire (Deinigner Klaus et Squire Lyn « A new data set measuring income inequality », The World Bank Economic Review, Vol. 19, pp. 565-591. 1996.) ont fait des analyses comparées des inégalités en Afrique et, ce faisant, ont avant tout mis l’accent sur l’inégalité, au départ, de la répartition spatiale des richesses ; ce sont ces disparités spatiales qui auraient des effets négatifs sur la croissance. En revanche, d’après les deux auteurs, le lien de cause à effet entre disparités des revenus et croissance économique ne serait pas aussi marqué. Les conséquences des disparités spatiales des richesses ne se retrouvent pas seulement dans la disparité des régions, mais se poursuivent aussi sur les marchés financiers.

 

L’accès au crédit dépend de la propriété foncière et l’on pourrait ajouter, dans le cas du secteur des PME, de l’absence de propriété foncière, à laquelle on recourt comme gage de sécurité. Les investissements dans le capital physique et humain sont donc rendus plus difficiles. En outre, étant donné la corrélation négative, et cela est significatif, entre l’inégale distribution spatiale et le niveau de formation, les effets d’exclusion du marché du crédit sont particulièrement marqués. Les conséquences de ce modèle sont les suivantes :

 

  • Il est nécessaire de modifier la répartition des revenus qui rend possible l’accès au marché des capitaux et encourage parallèlement les investissements et la croissance économique.

 

  • Les mesures de redistribution ne doivent pas freiner la capacité d’investissement.

 

Même si le tableau que nous venons de dresser est quelque peu sombre et accorde une toute petite place à l’espoir, l’on peut tout de même, en se basant sur les données récentes, constater des taux de croissance plus élevés dans certaines parties du continent. A la question faut-il désespérer de l’Afrique, nous pouvons dès lors répondre par la négative au moins pour les raisons que dessous.

 

D’abord la Banque Mondiale signale que l’économie de certains pays africains sub-sahariens a pu connaitre des taux de croissance similaires à la moyenne mondiale. Les économies des nations africaines au développement le plus significatif ont connu des taux de croissance sensiblement supérieurs à la moyenne mondiale. Parmi ces nations en 2007, figurent la Mauritanie (croissance de 19.8%), l’Angola (17.6%), le Soudan (9.6%), le Mozambique (7.9%) et le Malawi (7.8%). De nombreuses agences internationales portent un intérêt accru aux économies africaines émergeantes, particulièrement si l’on prend en compte le maintien de taux de croissance élevés en dépit de la récession économique mondiale.

 

Il y a cependant un effort à faire et une réorientation des politiques économiques dans beaucoup de pays africains dans les domaines de l’innovation technique et technologique et, sans avoir à réinventer la roue, de la mise en place de conditions d’appropriation des savoir-faires importés du reste du monde. Le constat est cependant fait. L’appropriation d’un savoir technique importé grâce à un transfert de savoir-faire est souvent rendue impossible dans nos pays. Des chefs d’entreprise innovateurs, pour peu qu’ils se trouvent dans un contexte d’innovation, peuvent être des moteurs de croissance. Cela suppose un système national d’innovation qui relie la science, l’économie, le système de formation initiale et continue, proposée par les entreprises ou par des organismes de sous-traitance, ainsi que la promotion de la recherche par l’Etat. C’est ce modèle qui a permis aux nouveaux pays industrialisés (NPI) de connaître le processus de rattrapage économique qui a été le leur. L’insuffisance des systèmes nationaux d’investissement sur notre continent et la réorientation des chefs d’entreprises innovateurs vers des domaines liés au détournement des rentes ont eu comme conséquence, dans les secteurs productifs, le retrait d’importantes ressources.

 

En conclusion, on peut retenir cependant que l’Afrique se différencie de plus en plus des autres continents. Collier et Gunning (Collier Paul et Gunning Jan Willem, « Explaining African economic résultat », Journal of Economic Literature, Vol 37, pp. 64-111. 1999) ont regroupé les différents pays en quatre groupes. Le premier groupe de pays, constitué de pays politiquement instables, voire touchés par les guerres, a fortement réduit la croissance africaine globale. La croissance de la productivité du travail a été durant les vingt dernières années d’à peine 0,8%. Le deuxième groupe a certes atteint la stabilité politique mais n’a pas encore amélioré de façon satisfaisante ses structures macroéconomiques. Dans ce groupe, la productivité du travail croît actuellement de 2,7%. Le troisième groupe comprend des pays dont la politique d’allocation des ressources (cours du change, secteur financier, marché des facteurs de production et des produits, entreprises semi-publiques, dépenses publiques) s’est améliorée. Ces pays enregistrent une croissance de la productivité du travail de 4,2%. Les autres pays sont ceux qui remplissent tous les critères et dont la croissance se situe à 4,7%. Ce dernier groupe comprend, les PMA suivants : Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Ethiopie, Gambie, Ghana, Guinée-Bissau, Mali, Mauritanie, Sénégal et Ouganda. Les auteurs de cette enquête concluent en disant que la faible croissance en Afrique doit être imputée aux insuffisances de la politique macroéconomique. Si les PMA avaient suivi la politique économique de l’Ile Maurice et du Botswana et avaient adopté une gestion des risques semblable, leur croissance aurait été de loin plus importante.

 

Je propose personnellement cependant, une répartition en cinq catégories, reposant sur la prise en compte du taux de croissance du PIB, du PIB/habitant, du taux d’investissement, de la productivité, de l’indice de développement humain et de la répartition des revenus.

 

  1. Economies africaines émergentes. En nombre très réduit, elles se trouvent en situation de rattrapage économique. Seuls deux pays insulaires (Ile Maurice et Seychelles) appartiennent à cette catégorie en 2000.

 

  1. Pays à réforme potentielle : ce groupe comprend le Botswana, la Namibie, l’Afrique du Sud, le Lesotho, le Gabon, le Cap Vert, le Ghana et la Guinée équatoriale. A condition de poursuivre les réformes économiques en cours, ce groupe de pays peut tout à fait réaliser une croissance plus élevée du PIB et augmenter ses exportations. Au delà d’une certaine durée, il faudra un taux de croissance de 6-8% pour pouvoir sortir de la spirale de la pauvreté, de la croissance démographique élevée et des faibles investissements. Cela est surtout difficile pour les pays dont l’économie repose essentiellement sur la vente de matières premières, car il faut y prendre des mesures politico-économiques anti-« syndrome hollandais ».

 

  1. Pays à faibles revenus chroniques et à faibles chances de développement (PFCD) : ce groupe (environ un quart de tous les Etats africains) se caractérise par la stagnation. Les indicateurs de croissance sont tous faibles. Parmi les PFCD, on compte également l’Ouganda, dont les effets de la croissance sont réduits à néant par l’engagement militaire au Congo ainsi que par des tensions internes. A cela s’ajoutent des coûts de transactions et de transports élevés dus à la situation continentale de l’Etat. Ces facteurs handicapent le développement ougandais, tout autant que le manque de formation de la population. En outre, le régime néopatrimonial n’est, de façon évidente, plus en mesure d’entreprendre des réorientations en terme de politique économique. L’Ouganda, dans de telles conditions, ne pourra pas accomplir de processus de rattrapage et restera durablement un PMA. Il en va de même pour d’autres pays comme par exemple la Côte d’Ivoire.).

 

  1. Pays à faibles revenus chroniques à chances de développement à long terme inexistantes (PCDI) : plus d’un quart de l’ensemble des Etats appartient à ce groupe. La plupart d’entre eux vont rester prisonniers du piège de la croissance. Ils se trouvent dans un cercle vicieux de pauvreté et de conflit. Même si l’on fait la supposition irréaliste que les taux de croissance moyens progressent de 3% sur une période de 50 ans, cela suffirait à peine à réduire la pauvreté.

 

  1. Pays où les perspectives (actuelles) sont nulles (PPN) : ce groupe comprend également environ un quart de l’ensemble des Etats. Il s’agit entre autres de la Sierra Leone, de l’Angola, du Liberia, du Burundi. Les pays des groupes C, D et E (un peu plus de 4 pays africains sur 5) sont tous des PMA, à l’exception du Swaziland. Il seront à peine en mesure d’amorcer un processus de rattrapage, bien que, dans beaucoup d’Etats, de nouvelles orientations aient été mises en place grâce à des programmes de stabilisation.

 

Ces difficultés reflètent les problèmes fondamentaux suivants :

 

  • Ces pays sont le plus souvent caractérisés par la « persistance du dysfonctionnement institutionnel » (BARDHAN, Pranab (2000), « Understanding underdevelopment : Challenges for institutional economics from the point of view of poor countries », Journal of Institutional and Theoretical Economics, Vol. 156, p. 216-244.). Les résultats empiriques montrent combien la transformation socio-économique et la mise en place d’institutions sociales n’ont jusqu’à présent pas été durables. On observe presque partout la persistance de logiques rentières et néopatrimoniales. La stabilité politique, l’assurance des droits de propriété et le fonctionnement d’institutions qui soient orientées vers le développement constituent les conditions nécessaires à tout développement. Si ces conditions font défaut, aucune croissance durable ne sera possible.

 

  • Les faibles niveaux d’accumulation du capital seront accompagnés de la faible croissance de la productivité générale des facteurs de production.

 

  • Le faible niveau de développement des ressources humaines est un facteur handicapant, car il réduit les chances de développement des PMA. Pour assurer croissance et développement, l’Afrique doit s’appliquer à renforcer ses efforts pour améliorer la qualité de la formation technique et de la recherche, ainsi que de la formation professionnelle.

 

  • La hausse dramatique du taux d’urbanisation que connaissent presque tous les PMA se caractérise par le développement du secteur informel urbain et du secteur agraire péri-urbain. Ces deux secteurs font également montre de productivités très faibles. L’accumulation du capital est très faible.

 

Au niveau microéconomique, c’est le secteur informel qui continue de prédominer. Le développement croissant de la transformation socio-économique et de l’urbanisation porte en germe les conditions d’une modernisation et d’une plus grande capacité de concurrence, mais le décollage ne se fait pas de façon automatique. Là se trouve le danger que le manque de stabilité macroéconomique et la persistance d’une économie de rente ne renforcent les dysfonctionnements du secteur informel. L’économie informelle, les activités économiques illégales et les économies de temps de guerre se renforcent les unes les autres et, dans de nombreux Etats, gangrènent entièrement la vie économique. La stabilité politique et économique ainsi que l’orientation de l’Etat vers le développement peuvent toutefois permettre de développer les potentialités présentes dans les agglomérations urbaines et de mettre en route une dynamique de croissance endogène.

 

  • Le manque de diversification est une caractéristique essentielle des PMA, bien que certains pays produisent depuis peu une petite gamme de produits finis et parviennent même à les exporter (Elbadawi, Ibrahim A. (1999), « Can Africa export manufactures ? The role of endowment, exchange rates and transaction costs », World Bank Policy Research Working Papers, WPS 2120, Washington, D.C).

 

  • La faible contribution de la productivité globale des facteurs de production (PGFP) à la croissance économique correspond aussi à un faible taux d’investissement et d’épargne. Les taux d’épargne intérieure sont dans de nombreux PMA plus élevés que les taux d’épargne nationale. Cela signifie que l’endettement est élevé et que les intérêts et les taux d’amortissement jouent un grand rôle. Nombreux sont les PMA qui versent une grande part des revenus de leurs facteurs de production à leurs créanciers étrangers. Il s’ensuit que les investissements ne peuvent pas être financés par les épargnes nationales. La performance des investissements est par conséquent fortement conditionnée par des importations de capital, qui proviennent essentiellement de l’aide au développement.

 

Dans de nombreux PMA, des entreprises d’Etat ont connu des pertes structurelles et causé de ce fait les déficits budgétaires, qui ont été comblés à leur tour par les épargnes internes. Qui en ont privé les investisseurs privés.

 

  • Nombreux sont les PMA qui font confiance à l’aide au développement, car les investissements directs, les investissements de portefeuille et les crédits bancaires constituent des exceptions. Des emprunts non remboursables, qui affluent de différentes manières vers les élites néopatrimoniales sous la forme de revenus de rentes, sont souvent placés de façon peu rentable et créent des institutions parallèles.

 

  • L’ouverture économique et la stabilisation macroéconomique ont libéré les potentialités et permis une plus grande croissance, mais cette ouverture n’est pas encore parvenue à un stade  suffisamment avancé. Sans stabilité macroéconomique, l’accumulation du capital restera faible ; sans une plus forte intégration dans le marché mondial, les PMA ne seront pas exposés à la concurrence et les transferts de technologie et de capitaux feront défaut, à tout le moins seront très faibles.

 

La politique économique nationale peut, grâce à des mesures ciblées, compenser les difficultés structurelles comme la faible dotation en matières premières, le coût élevé des transports, la forte croissance démographique, le taux de maladie très élevé et la faible espérance de vie sous les tropiques. L’Afrique peut se sortir de la stagnation (SNF) et du piège de la pauvreté si, par ce changement d’orientation, elle augmente ses taux d’investissement, surtout les investissements privés, et si elle améliore la formation de sa population, ses infrastructures et son système social.

 

  • Une donnée essentielle du sous-développement reste la très grande inégalité des revenus et des richesses qui, d’après toutes les estimations, va augmenter durant les prochaines années en raison des migrations campagne-ville. Cela accroît le risque de troubles politiques et donc de risques économiques. Les inégalités peuvent être réduites à condition de garantir les droits propriété, de rendre sûres les institutions, de permettre l’accès au crédit et de donner une plus grande marge de manoeuvre à la politique.

 

Le constat est sans appel : l’Afrique est tombée dans le piège de la pauvreté. Dans les sociétés africaines contemporaines prédomine une structure sociale qui, organisée sur la base du clientélisme, se révèle être un frein à l’augmentation de l’épargne, aux investissements et à la hausse de la productivté.

 

Davantage d’aide au développement ne peut rendre possible aucune impulsion décisive de la croissance, de quelque nature qu’elle soit. Ce sont des changements préalables, tant politiques qu’économiques, qui sont nécessaires pour résoudre les distorsions et les blocages actuels, afin de rendre possibles, sur cette base, de véritables transformations socio-économiques. De tels processus sont inexistants dans la quasi-totalité des PMA, pour lesquels tout optimisme concernant la croissance semble donc devoir être écarté.

 

Cependant, des économistes africains comme Abdoulaye Wade, Président de la République du Sénégal, les Congolais Aimé Mianzenza, Directeur du Centre d’Etudes Stratégique du Bassin du Congo (CESB), Gildas Biondi, professeur d’Economie et chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS – France), Désiré Mandilou chercheur au CESB, Emanuel Kunzumwami économiste et professeur des universités en France ; les Sénégalais Macodou Ndiaye, professeur de Géostratégie à l’Ecole de Guerre de Paris et Souleymane Astou Diagne, professeur d’Economie à l’université Picardi Jules Verne, soutiennent que l’Afrique doit d’une certaine manière s’affranchir de l’aide au développement. Avec près d’un milliard d’habitants et autant de consommateurs, 860 milliards dépensés en produit de consommation en 2010, 60% des terres arables du monde, et avec une estimation de 1000 milliards 400 millions de dépense en produits de consommation à l’horizon 2020 (Lions on the move : The Progress and potential of African Economies, McKinsey Institute et al, 2010), l’Afrique doit à l’état actuel, selon ces mêmes économistes, jouer un rôle non négligeable dans la géopolitique mondiale. Face au nouvel enjeu économique mondial, à la volonté de présence de la Chine en Afrique, aux désirs géopolitiques de l’Europe, aux chiffres rassurants avancés par l’étude de McKinsey Institute, et à la position géostratégique de l’Afrique, point alors n’est question de désespérer. L’Afrique a eu de la grandeur dans son passé comme elle en a dans son présent, l’avenir nous en réserve probablement encore. Il ne suffit que de travailler à l’émergence d’un nouveau système de gouvernance.

PIERRE HAMET BA

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