En hommage à Iba Ndiaye Diadji, vaillant critique d’Art, défenseur des cultures matérielles africaines, Puisse Dieu Vous accueillir dans son Paradis.
Le Nègre passe depuis toujours comme la partie inférieure que l’on doit traiter sans ménagement et ce qu’il propose est condamné immédiatement comme insuffisant. Pour le juger, on a fait appel à de bien vagues hypothèses évolutionnistes. Il lui fallait se livrer aux uns pour servir de faux concept de primitivité ; d’autres, parant avec conviction cet objet sans défense de phrases fausses, parlaient de peuples venus du fond des âges, et de bien d’autres choses encore. On espérait saisir dans le Nègre un témoignage des origines, d’un état qui n’avait jamais évolué.
Dès le 18e siècle en Europe, l’idée était répandue que les conquêtes coloniales avaient démontré la supériorité de la civilisation occidentale. Au 19e siècle cette vue fut renforcée par les salles de curiosités et les premiers musées ethnographiques. Les objets tribaux « capturés » y représentaient la conquête par la culture occidentale moderniste des sociétés traditionnelles à la manière dont le butin gagné sur les peuples à la peau sombre, était montré dans les triomphes romains antiques. Le butin du colonialisme était aussi ce qui le validait, la preuve de sa supériorité. Au 20e siècle les objets africains capturés ont commencé à être appelés Art par les commentateurs et à passer des musées d’ethnologie aux musées d’Art, faisant ainsi l’objet d’une appropriation encore plus profonde au titre des fétiches modernistes proclamant la supériorité occidentale. La réinterprétation par les colonisateurs de ces objets en dehors des intentions de leurs auteurs représente une invasion continue de l’intégrité de la culture africaine. Elle suppose que les producteurs des objets ne comprenaient pas leurs propres intentions, qu’il fallait le regard prétendument supérieur du connaisseur occidental pour leur dire ce que représentaient réellement leurs objets. Transportés du musée d’ethnologie au musée d’Art, ces objets capturés expriment encore de manière muette mais éloquente la prétention de la culture occidentale à redresser les « incompréhensions » des autres peuples autour de la terre. Le besoin de capturer la différence dans leur propre rêve d’ordre, où les occidentaux règnent sans partage, est ici un terrible échec. Seule la peur de l’Autre les force à nier sa différence. Ce dont nous parlons, c’est d’une superstition tribale de la civilisation occidentale : la conviction d’origine hégélienne que leur propre culture se tient sur le moment temporel crucial de la réalisation de soi de l’histoire. En niant que les normes africaines de représentation signifient quelque chose, l’occident nie en effet la réalité de notre vision du monde. En nous faisant la faveur d’en faire de l’Art, il nous enlève la réalité du pied. En prétendant nous regarder en face, il nous absorbe et nous utilise pour consolider les conceptions occidentales de la valeur, et leur sentiment de supériorité. La véritable question reste alors celle à savoir s’il y a Vraiment un sens à parler d’Art africain ?
Y a-t-il un sens à parler d’Art africain ?
Ce qu’il est imposé d’appeler Art africain n’a pas surgit de nulle part à la fin de l’ère coloniale, même si nombreux sont ceux qui le pensent et le considèrent comme une réaction face au bombardement de formes culturelles étrangères ou comme une conséquence pure et simple du colonialisme. En réalité cet Art Africain s’est construit sous le regard influent et autoritaire du colon. C’est dans ce sens d’impositions et d’influences, et du fait du comportement des africains par rapport à la colonisation, plutôt que par une quelconque adhésion à un style, un médium, une technique ou une thématique en particulier, que les cultures matérielles africaines sont devenues de l’Art. Le vocable Art africain n’est donc pas le fait d’un petit groupe d’artistes-intellectuels comme c’est le cas en Europe, mais de la colonisation et de son attitude la plus ancienne consistant à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles de l’occident. Ainsi les anthropologues occidentaux ont tendu à représenter le reste du monde à travers les conventions occidentales, comme si celles-ci étaient des normes naturelles ou données. La Culture occidentale devait se poser comme l’universelle et la culture non occidentale comme l’autre absolu. L’assimilation était donc le nom quelque peu trompeur des prétentions occidentales à l’Hégémonie universelle. Le concept d’Art africain était une forme d’affirmation impériale en vertu de quoi les cultures non occidentales devaient assimiler les usages occidentaux. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier les multiples définitions de l’Art en fonction des cultures matérielles africaines et voir comment la sculpture africaine a été interprétées dans une structure d’analyse de l’Art par l’Occident. J’aimerais donc poser ici, sans vouloir paraphraser des définitions connues de l’Art, la question de ce qui fait que quelque chose est de l’Art.
Qu’est-ce qui fait de quelque chose de l’Art ?
La tradition dominante au sein de la philosophie occidentale, celle que Richard Rorty a appelé l’axe Platon-Kant, a soutenu un certain postulat sur ce qui fait de quelque chose de l’Art. D’abord pour qu’un objet entre dans la catégorie d’Art il devait être beau. Mais affirmer ceci est beau, c’est comme disait Kant, prononcer un jugement de goût. Et ce jugement de goût est un jugement de valeur puisqu’il reconnaît à l’objet une valeur propre. Tout discours sur le beau est donc spontanément subjectif. Si on est tenté de dire que tout est beau, parce que n’importe quoi a pu trouver quelqu’un pour le juger Beau, cela revient à dire que rien n’est beau : le subjectivisme finit par annuler le jugement de goût. La catégorie d’Art n’est donc pas analogue à celle du beau. Il y a des choses qui sont belles et qui ne sont pas des œuvres d’Art : un couchée de soleil par exemple, une belle voiture etc. Il y a aussi des choses pas du tout belle mais elles sont classées dans la catégorie d’Art comme la pelle à neige de Duchamp. A la question qu’est-ce qui fait de quelque chose de l’Art, nous versons ainsi dans une autre : Qu’est ce que l’Art ?
Si quelque chose a une forme signifiante ou expressive on doit l’appeler Art. Tel est le discours soutenu par Susan Vogel. Le terme «intention expressive» est souvent utilisé pour rendre cette idée. Mais ici aussi, il y a des choses revêtant cette forme expressive comme certains objets taillés du néolithique et qui n’ont pas le statut d’Art. Il y a aussi d’autres choses qui n’ont pas cette forme ou cette intention expressive et qui sont pourtant rangées dans la catégorie d’Art. En réalité, Toutes les activités de l’homme ne revêtent-elles pas des intentions expressives ? Si tel est le cas, la catégorie d’Art définie comme une activité ou une forme revêtant ou soutendue par une intention expressive ne saurait fonctionner. Ou bien tout sera considéré comme de l’Art. Ou bien encore l’Art ne se distinguera pas des autres activités de l’homme. Pensant d’un point de vue Hégélien, Arthur Danto, affirme qu’être une œuvre d’Art, c’est incarner une pensée, avoir un contenu, exprimer une signification. Mais là aussi, à différencier les œuvres d’Art aux autres objets comme les icônes religieuses et les publicités. Danto renvoie à l’idée Hégélienne que l’œuvre d’Art véhicule une telle intensité de signification qu’elle indique par-là qu’elle participe au domaine de l’esprit. Mais il y a des choses que nous reconnaissons participer de l’esprit que nous ne considérons pas comme de l’Art. Les livres de philosophie et de mathématiques en constituent des exemples. Si le critère de l’intention expressive semble trop étroit, le critère du contenu semble trop large. Tout objet, fait par un homme exprime ou incarne une pensée, une idée, un concept. Les œuvres d’Art ne doivent-elles donc pas être considérées comme une sous-classe de l’ensemble plus large des choses qui impliquent une pensée, une idée, un concept ? Cette définition, comme celle qui repose sur la forme expressive, n’oblige-t-elle pas à dire que le mot Art est utilisé incorrectement dans beaucoup et même la plupart des cas où il est utilisé ?
D’autres comme le philosophe Wittgensteinien Timothy Binkley, ont suggéré un critère moins exigeant. Tout ce qui est appelé art, dit Binkley est de l’Art, puisqu’être de l’Art ne signifie rien d’autres sinon que le mot Art est appliqué. A toutes les entités de la catégorie d’Art, on ne peut trouver aucun élément commun qui servirait de trait définitionnel, sinon que le même mot s’applique à tous à la manière dont le même nom de famille est appliqué à des personnes manifestement différentes. La liste des choses auxquelles le terme Art est appliqué contient des objets ayant une intention expressive, d’autres qui sont spécialement destinés à nier cette intention, d’autres qui aspirent au règne de l’esprit, d’autres encore qui le refusent ou n’y parviennent pas. De ce point de vue, il n’y a pas de propriété de l’objet qui en fasse de l’Art ou du non Art. Il devient de l’Art en étant désigné Art par le système de l’Art et, n’importe quoi peut être désigné ainsi, depuis une sculpture africaine jusqu’à une boîte d’excrément humain, ou une pile de pierre brute dans une forêt. Danto, signale que les grecs de l’antiquité n’avait pas de mot précis, pour dire Art. L’implication est que la désignation linguistique n’est pas pertinente. Cette approche wittgensteinienne est peut être la seule qui appréhende toutes les choses appelées Art et exclut celles qui ne sont pas appelées ainsi. Pourtant elle ne donne pas satisfaction en ceci qu’elle ne laisse pas de place pour les sentiments et qu’elle ne dit pas pourquoi les sculptures africaines et certains objets fonctionnels africains sont appelés Art et pas d’autres. Elle rend compte des sculptures africaines appelées Art en disant qu’elles sont appelées Art. Mais le fait que les sculptures africaines soient appelées de l’Art emporte avec lui des significations additionnelles. Cela signifie en effet que les occidentaux se rapportent à nos sculptures d’une manière différente de celle dont ils se rapporteraient à elles si elles étaient nommées différemment. Une chose que révèlent la désignation linguistique c’est qu’elle catégorise. Le fait donc que la culture occidentale ait décidé d’appeler les sculptures africaines et autres objets tribaux de l’Art est significatif socialement mais cette signification parle des attitudes de la Culture occidentale, pas des sculptures elles-mêmes. Le fait que les sculptures africaines soient appelées de l’Art signifie que c’est de l’Art pour le système occidental mais ne dit rien sur ce qu’elles sont en elles-mêmes ou pour d’autres personnes. En fait tout ce qui est Art l’est par désignation. Il n’y pas d’autre manière d’être de l’Art. De ce point de vue alors, le processus par lequel les occidentaux ont qualifiés les sculptures : objets tribaux fonctionnels africains, comme de l’Art est analogue au processus par lequel ils ont fait de leurs propres objets fonctionnels, pelle à neige, briques, pneus, de l’Art. Le statut des sculptures africaines est celui d’objets trouvés qu’ils ont contextualisés comme Art. La question de savoir si ces sculptures africaines étaient de l’Art dans leur contexte africain d’origine est la question de savoir comment ils étaient culturellement désignés au moment et à l’endroit où ils furent faits.
Art africain ou Legs culturel matériel africain ?
Dans leurs contextes d’origine, ces objets étaient investis de respect et de crainte, pas de noblesse esthétique. On les voyait habituellement en mouvement, de nuit, dans des espaces sombres fermés, à la lueur de flambeaux. Ceux qui les voyaient étaient sous l’influence de sentiments rituels et d’identification collective. Surtout, ces objets agissaient grâce à la présence parmi eux du chaman qui libérait le pouvoir habituellement terrifiant représenté par le masque ou l’icône. Ce qui était en jeu pour le spectateur, ce n’était pas l’appréciation esthétique mais la perte de soi dans l’identification avec la performance chamanique à laquelle il contribuait. Les œuvres artistiques de l’occident ont des fonctions complètement différentes et furent faites pour être perçues dans une attitude complètement différentes. Si des africains ou disons des spectateurs « indigènes » marchaient à travers les musées d’art occidentaux ils verraient une exposition entièrement différente de celle que les occidentaux voyaient comme art du 20e siècle. Ils ne verraient pas de la forme mais du contenu, pas de l’art mais de la religion et de la magie. En fin de compte, n’y-a-t-il pas là un contresens, une absurdité profonde dans l’interprétation des cultures matérielles des Afriques ? Quoi qu’il en soit partons une fois de plus des attitudes occidentales.
L’art africain : un contresens ou une absurdité !
Considérons un exemple inverse où des objets culturels occidentaux furent systématiquement repris par ceux qu’ils appelaient primitifs pour remplir un rôle fonctionnel complètement nouveau. En Nouvelle-Guinée dans les années 30, les emballages de nourriture occidentaux étaient hautement appréciés comme ornements vestimentaires : une boîte de céréales devenait un chapeau, une boîte de conserve ornait une ceinture, et ainsi de suite. Transmise aux occidentaux par la photographie, cette pratique leur paraissait non seulement absurde mais pathétique. Ils savent que les gens des tribus ont fait quelque chose de tellement inapproprié que ça en devient absurde, et sans même s’en rendre compte. Leur sentiment de l’étroitesse et du manque d’envergure du weltaunschung de ceux qu’ils appellent primitifs renforce leur sentiment de la largeur de vue et de la clarté de leur vision du monde. Pourtant, la manière dont les Occidentaux se rapportent aux objets africains qui ont flotté dans leur conscience devrait nous paraître peu différente de celle dont les guinéens avaient utilisé leurs emballages alimentaires : nous devrions nous rendre compte tout de suite que les occidentaux ont fait avec nous quelques chose d’enfantin, d’inapproprié, d’ignorant et d’absurde, et sans même s’en rendre compte.
Bien sûr, vous pouvez trouver plein de petites choses à redire à tout grand projet pour peu que vous vous sentiez l’humeur à argumenter. Mais je suis mû par le sentiment que quelque chose d’important est ici en jeu, quelque chose qui est profondément et même tragiquement, faux. Avec une déprimante radicalité, l’Art met à nu la manière dont les institutions culturelles occidentales se réfèrent aux cultures étrangères, révélant sa subjectivité ethnocentrique bouffie jusqu’à absorber ces cultures et ces objets en elle-même. Je ne me plains pas, à la différence des Indiens Zuni, que nos objets culturels se retrouvent dans les musées. Je ne me plains pas non plus que l’on mène d’impressionnantes et d’intéressantes recherches d’histoire de l’Art sur les déplacements de ces objets à travers les ateliers, ce qui me gène c’est que ces recherches enterrent les vraies questions sous un monceau d’informations. Mon vrai souci est que le concept d’Art africain montre l’égoïsme occidental toujours aussi débridé qu’aux siècles du colonialisme et de souvenirs coloniaux. En définitive, l’art africain ne se justifie que dans une perspective d’assimilation et aux fins de répondre aux questions posées par l’esthétique occidentale. Autrement dit, nous devons repenser notre Culture, sinon nous demeurons des victimes de la colonisation.
Pierre Hamet Bâ
Chercheur en Anthropologie Culturelle afriqueculture@hotmail.com
Article publié dans l’info 7 du mardi 13 Janvier 2004