Le Général Président est mort, l’armée a pris le pouvoir en République de Guinée. Pour nous autres qui ne sommes pas habitués à la présence militaire dans la gestion des affaires publiques, l’information intrigue. La communauté internationale condamne. En fins défenseurs de la démocratie, les puissances occidentales s’érigent contre la junte militaire au pouvoir. La Guinée est à nouveau sous les projecteurs. C’est le début d’une nouvelle histoire à laquelle je me propose d’assister.
Le Novotel où je séjourne pour la circonstance s’est vite transformé en centre d’affaires. Ici on rencontre tout le monde : ministres, hommes d’affaires venus d’ailleurs, Guinéens influents, personnes privilégiées. L’Etat est désormais dans la rue. Les contrats et négociations se font sur le parterre du Novotel. Il n’y a qu’à se mettre au bord de la piscine pour entendre des hommes d’Etat clamer leur puissance. « Je vais le détruire… de la même manière que j’ai cassé l’autre… laisser le avec moi, vous verrez… ». Même s’il n’est pas ici important de préciser l’identité de l’autorité qui tenait ce discours, on peut dores et déjà se rendre compte qu’une nouvelle catégorie de personnes entend prendre sa revanche sur une autre.
Comme si une terre inconnue venait d’être découverte, le monde se rue vers la Guinée. C’est de bonne guerre. Sous peu, on va battre les cartes. Une nouvelle redistribution sera faite et il faut surtout être au bon endroit au bon moment pour prendre sa part du gâteau. Mais qu’en est-il de ceux qui étaient déjà là ? Ceux là, de l’avis des nouvelles autorités, ont forcément trempé dans la corruption, la concussion et bien certainement ont fortement contribué à la mise à genoux du pays. Une guerre est alors ouverte. Et leur faute ce n’est rien d’autre sinon d’avoir investi un pays au moment où sa propre population le pensait pourri. Le nouvel establishment les qualifie donc de pourriture. Bientôt des prétendus barons de la drogue sont arrêtés et mis en prison. D’anciens ministres qu’on accuse d’avoir détourné des deniers publics, des hommes d’affaires qui s’étaient liés d’amitié avec les anciens dirigeants, des chefs d’entreprises qui, dit-on, n’ont jamais payé de taxes à l’Etat ou qui sont supposés être coupables de fraude fiscale, sont persécutés. Des promoteurs immobiliers perdent leurs acquis, des populations sont expropriées. L’armée plante le décor. Tout en Guinée va changer. Mais, de quelle manière ?
Scandale géologique et château d’eau d’Afrique, la Guinée est bien vivante. En attestent les annonces d’événements culturels sur nombre de banderoles qui bordent les rues de Conakry. Comme si de rien n’était, chacun vaque à ses occupations quotidiennes. Et pourtant, il y a bien quelque chose qui se passe. Le général est mort. Tout se passe alors comme si tout avec lui devait mourir. «Nettoyage, balayage, assainissement, remise sur les rails» entend-on dire. Autant d’expression à la mode en Guinée, comme si une mission divine venait d’être assignée au Capitaine. Mais l’information capitale ici, ce qu’il faut vraiment saisir en ces termes, c’est que la Guinée était devant l’impasse. Au lendemain donc de la disparition du Général, l’armée dit-on s’est emparée du pouvoir. Mais, on voit pointer là précisément toute l’incohérence du discours. Car en vérité, comment peut-on s’emparer d’une chose que l’on a déjà en main ?
Pendant près de 25 ans, le pouvoir était entre les mains de l’armée. Même si des élections étaient presque régulièrement organisées, le Général, en plaçant la présidence, les affaires présidentielles et sa propre demeure au sein même du camp militaire Alpha Yaya Diallo, mettait ainsi l’armée au coeur de la vie publique. En fait, le général avait quitté l’uniforme mais l’armée ne l’avait jamais quitté. C’est l’exception guinéenne. Dans de nombreux pays autour de la terre, voir l’armée dans les rues, c’est supposer une grande catastrophe. La place de l’armée est aux contours de la vie publique. Elle défend la nation. Et pour ce faire elle se cantonne hors de sa vue, dans les périphéries, dans des casernes, des camps et des bases militaires. L’armée n’est pas formée au maintien de l’ordre mais au rétablissement de l’ordre. La voir signifie donc l’existence d’un grand désordre auquel il faut remédier. De ce fait, chacune de ses apparitions emporte avec elle un caractère hybride où se mélangent un faible sentiment de peur, d’intrigues et une grande assurance. Mais en Guinée, l’armée est la Nation. Les armes circulent au marché, dans les commerces, bars, restaurants, hôtels… partout. Bref, les militaires font parti du décor. Et on a presque fini de ne plus les distinguer. Ne pas les voir alors serait presque synonyme de catastrophe. Vous avez raison Capitaine : la Guinée est bien particulière. Mais c’est d’une particularité inexpliquée qu’il s’agit. Car les étrangers s’y sentent menacés, mal à l’aise par la présence continuelle des armes et des hommes de front. N’est-ce pas là qui explique la raison pour laquelle ce pays fait peur ?
A bien des égards, la Guinée présente des allures d’instabilité. Elle donne à percevoir un spectacle bien connu des pays en conflit ou qui en sortent, alors qu’il n’en est rien quand on comprend la place et le rôle de l’armée dans l’historicité contemporaine guinéenne. Seulement, cette réalité connue de personne est presque devenue insaisissable. A moins donc qu’on ne porte un intérêt tout particulier à ce pays, on n’arrivera jamais à en comprendre le fonctionnement endogène, singulier et glissant. Les institutions internationales auront beau décrié les militaires au pouvoir, exigé l’organisation d’élections transparentes, mais à l’état actuel, l’armée ne peut être tenue à l’écart de la vie publique de la Guinée. La raison est bien simple, les pages de son histoire sont tellement lourdes qu’il faut s’y prendre avec patience pour arriver à en tourner une. Il convient donc de tenir un langage de vérité au Capitaine. Ne pas lui faire faire des plans sur la comète qui finiront par décimer ce pays et le rendre plus instable qu’il en donne l’air. La vérité c’est ce qui sert. Et ici, ce qui sert la communauté internationale, c’est d’arriver à installer un jeu politique tellement subtil que le capitaine y perdrait son latin. Les enjeux sont grands et visiblement le Dadis et son équipe ne sont pas préparés à en saisir les fondements et les objectifs. Tout se passe alors comme s’il s’agissait d’un parc d’attractions dans lequel on laisse les enfants aux commandes, le temps de les divertir, pour mieux s’approprier les privilèges de leur maman. Comment alors s’attendre à l’arrivée massive d’investisseurs qui, dès leur sortie de l’aéroport de Conakry Gbessia, ne ressentiront que le désir pressant de retourner chez eux. Vraisemblablement, Dadis Camara ne s’est pas encore rendu compte que sa politique ne prospérera pas dans ces conditions.
Dans d’autres pays où une telle situation ne prévaut pas, de longues années n’ont pas suffi à attirer des investisseurs dignes de confiance. Si nous prenons le cas du Sénégal dont Dadis Camara semble avoir pris pour exemple la démarche de son Président, il y a fallu la mise en place d’une véritable stratégie. En plus de sa participation active dans les ensembles politico-économiques sous-régionaux qui lui confère une monnaie stable, le Sénégal a, entre autres, établi une politique de promotion de l’investissement, construit un nouveau terminal à conteneurs, amélioré sa mobilité urbaine, mis en place un réseau bancaire fiable, performant et fonctionnel, investi dans la construction de nouvelles centrales électriques, soigner l’image de sa diplomatie et de sa démocratie, séduit les institutions internationales et fait les yeux doux aux investisseurs. Et même avec tout cela, les investissements directs étrangers se comptent sur le bout des doigts. Sinon comment expliquer les Industries Chimiques de Sénégal (ICS) n’aient pas pu trouver de repreneur en temps voulu. Comment alors oser dire au Capitaine qu’avec le simple fait d’occuper la place publique tous les soirs et de tenir un discours presque effrayant, les investisseurs vont se bousculer à la porte de la Guinée. Il n’y a Conakry, que les cireurs de bottes pour tenir un tel discours. On le force ainsi à croire que tout est possible. Qu’en un temps record, il réalisera tellement de choses que les Guinéens seront prêts à aller aux urnes pour le consacrer. Mais, ici aussi, comment organiser des élections avec tous les chantiers en cours : lutte contre les narcotrafiquants, audit et protection du patrimoine de l’Etat, mise en place de structures électorales performantes et d’un fichier d’électeurs fiable, dégèle des activités politiques et syndicales, «déminage» du secteur minier etc.… Autant de choses qui laissent croire qu’un séisme pourrait se déclarer dans ce pays. Car on n’a pas encore fini de surfer sur le nuage de la prise du pouvoir qui incite plus à l’euphorie qu’à la lucidité. Pour peu qu’on s’arrête et qu’on y scrute la quintessence, on se rend vite compte que l’importance du nombre de choses à faire n’autorise à aucun esprit saint d’espérer des élections dans les deux ans à venir. Les personnes qui se présentent aujourd’hui dans ce pays, n’y viennent que pour se placer dans un champ en pleine reconstruction. Les attentes du Capitaine pourraient-elles trouver satisfaction avec des orpailleurs, des exclus du partage de l’occident à la recherche de l’eldorado ou des gens qui cherchent à augmenter leur influence.
L’équilibre de la terreur a disparu. Et depuis, le monde n’est plus gouverné de la même manière. Le Capitaine Moussa Dadis Camara doit alors se rendre bien compte que la Guinée n’est pas isolée. Et quand bien même il s’agisse d’un pays d’exception, eu égard à son historicité et à sa constitution sociopolitique qui place l’armée au coeur des affaires publiques, elle n’échappe pas à la mondialisation. La question reste alors que faire ?
Entre la panne du système éducatif, la désagrégation de la santé publique, l’assainissement des secteurs économiques, le recouvrement des deniers publics, la lutte contre la drogue, la restructuration institutionnelle, la mise en place d’un fichier électoral, l’organisation d’élections libres et transparentes, la relance de l’économie nationale, la lutte contre la corruption, le retrait de l’armée des affaires publiques, et la peur d’un lendemain sanglant…. Par où commencer ?
Sans essayer de répondre à la question, nous pouvons tout simplement conseiller au Capitaine de ne pas essayer de réinventer l’eau tiède. Ce serait une perte de temps et d’énergie qui le conduira certainement à sa perte définitive. L’eau tiède existe déjà, autant en user et tâcher d’en faire bon usage.
Depuis la chute du mur de Berlin et la ruine des espoirs d’un socialisme planétaire, le champ panafricain est devenu un terreau fertile pour les intellectuels africains en mal d’idéologie. L’unité de l’Afrique est un thème récurrent, un mot d’ordre pour presque deux générations d’intellectuels Africains, un sésame magique qui, croit-on, ouvre grandes les portes de l’avenir. Les Etats Unis d’Afrique sont pour ainsi dire la nouvelle tarte à la crème des néo-panafricanistes. C’est un thème séduisant : plus de barrières entre les pays africains. Un seul drapeau, un seul hymne, un seul Etat. Le voeu de Nkrumah est exaucé. Les conflits interethniques, les immenses problèmes sociaux de l’Afrique se résoudraient pour maints pays dont certains n’ont même plus d’Etats.
Dans l’imaginaire ou l’inconscient collectif des penseurs et militants Panafricains, la balkanisation a été voulue par les colonisateurs, avec la complicité de certains hobereaux Africains plus soucieux d’asseoir leurs pouvoirs dans leurs territoires respectifs que de se fondre dans une Afrique supranationale aux contours politiques imprécis. La disparition de l’AOF, de l’AEF et de la Fédération du Nyassaland au Nord et au sud du Zambèze, a été ressentie comme une faute originelle, une blessure qui a pesé comme une ombre dans le décollage des Etats africains nouvellement indépendants.
L’Afrique est régulièrement traversée par des conflits récurrents, souvent d’une intensité meurtrière et aux origines diverses : tribales, ethniques, sociales et politiques. Cette instabilité sape tout effort de développement et se traduit souvent par des famines et des déplacements massifs de populations. Certains pays ont été et sont encore la proie de dictateurs sanguinaires qui ont mis en coupe réglée les ressources de leur Etat. La lutte violente pour le pouvoir est devenue, au-delà d’un enjeu suprême, une fin en soi. Et quand on le conquiert, généralement par un coup d’Etat ou par le biais d’élections truquées, on s’y accroche, on essaie de s’y maintenir le plus longtemps possible avec famille, clan et tribu. Les dirigeants Africains, avec une énergie surprenante et destructrice, reproduisent jusqu’à la caricature les clichés racistes dont les colonisateurs affublaient l’Afrique. Des séries de clichés meurtriers qui ont traversé le siècle : nègre barbare, jouisseur, roitelet, nègre tyrannique, irrationnel etc.
Tout se passe alors comme si, des tragédies du passé africain, nos dirigeants n’ont tiré aucune leçon prospective. Ce, en dehors bien sûr, d’une explication policière de l’histoire. Aucune leçon ne semble avoir été tirée des échecs successifs, des plans morts nés de Lagos et du NEPAD. Ce dernier pourtant, apparaissait comme le plan massif qui sortirait le continent du cauchemar du sous-développement. Et on nous parle des Etats-Unis d’Afrique. Qu’importe ! Il semble que les néo panafricanistes aient trouvé un nouveau terrain de bataille. Entre souverainistes et gradualistes, l’Union Africaine patauge. Le cas de l’actuel Président de la nouvelle autorité Africaine est symptomatique du piétinement de cette union africaine. Jean Ping est issu du Gabongo. Là bas, au pays des habitants qui manquent de tout, les richesses sont pompées par l’ex puissance coloniale, de connivence avec une famille présidentielle qui s’est accaparée 20 à 30 % des richesses. Le Gabon, ayant longtemps proclamé urbi et orbi son attachement à sa souveraineté nationale, est pourtant la caricature même de l’Etat néocoloniale. Que se passe-t-il alors dans cette Afrique aux immenses potentialités, assaillie de tous côtés par des défis de grande ampleur : le poids de la dette, une démographie galopante malgré un taux de mortalité élevé, une faible croissance économique dans l’ensemble, l’absence d’un tissu industriel et agricole vraiment productif ?
L’optimiste Cheikh Tidiane Gadio, ministre des affaires étrangères du Sénégal, reprenant les thèses de son mentor, le Président Abdoulaye Wade, propose de dépasser le cycle répétitif de l’analyse de l’intégration, de celle de ses faiblesses et de ses points forts. Il fustige les souverainetés d’Etats, soutenant que leurs budgets sont parfois inférieurs à celui d’une université américaine. Il croit trouver la solution de l’Union dans les modèles Hamiltonien, Jeffersonien ou Madisonien qui ont présidé à la construction des Etats Unis d’Amérique. Nulle part n’est décrite la construction économique, sociale et politique de ces Etats-Unis d’Afrique. A ses yeux, l’unité politique permettrait une intégration économique plus poussée alors que tout le monde sait aujourd’hui que les pôles d’intégration régionale comme la CEDEAO, la CEMAC, ou le SADC n’ont pas relevé d’un iota le niveau de vie de l’homme africain.
Le thème des Etats Unis d’Afrique ne doit pas seulement être forgé dans un cabinet, dans des sessions de ministres, des colloques ou des réunions annuelles de chefs d’Etats. Il doit être vécu par les peuples et ne consiste pas en une création à priori. Il est plutôt une théorie de la pratique dans toutes ses dimensions. Une doctrine comme celle de la Renaissance repose sur des motivations immédiates qui font que l’homme, autant par ses sentiments, par l’orientation de son esprit que par son comportement, contribue à chaque instant à l’effort de construction des Etats Unis d’Afrique. L’Union européenne dont il semble, qu’elle est le modèle sur lequel s’est plaquée l’Union africaine, est le fruit d’un long processus qui remonte à la nuit des temps. Elle plonge ses racines dans le chaudron du moyen âge chrétien, dans les interminables guerres européennes, en passant par la communauté économique du charbon et de l’acier jusqu’au traité de Rome ; sans compter les immenses progrès matériels, industriels, économiques, politiques et sociaux accomplis au cours des révolutions prodigieuses. La construction du pays continent qu’est la Chine ne fut pas une promenade de santé. L’ex maoïste Gadio connaît le processus qui a conduit la Chine du système des concessions à la Révolution de 1949.
Les Etats Unis d’Afrique doivent ouvrir un vaste chantier politique, social, économique et scientifique pour l’émergence d’une Afrique neuve. Une Afrique qui se traduit par le désenclavement des économies nationales, par la création de véritables marchés régionaux, par la décentralisation des Etats. Ce qui, à moyen et long terme, provoqueraient une véritable révolution des transports qui fut le prélude à l’ère industrielle dans l’Europe des XVIIIème et XIXème siècles.
En Afrique, on a cru que pour conjurer les démons séparatistes et les irrédentismes, il fallait construire des Etats forts et autoritaires. C’est vrai qu’un vaste ensemble économique et politique africain, où les régions seraient dotées de larges pouvoirs économiques et d’une véritable politique de décentralisation, aurait pour conséquence de diluer les particularismes, les antagonismes ethniques et religieux. Mais cela suppose les préalables précités, c’est à dire l’émergence d’une nouvelle frontière, non pas territoriale mais faite d’esprit d’imagination et pourquoi pas de génie.
Il y a bien évidemment quelque chose qui se passe. Tout dépend de ce que nous entendons par Démocratie. Au Sénégal, Il y a une théorie qui paraît quasi officielle selon laquelle la démocratie est un système dans lequel les gens sont des spectateurs, et non des acteurs. A intervalles réguliers, nous avons le droit de mettre un bulletin dans l’urne, de choisir quelqu’un dans la classe des chefs pour nous diriger. Puis nous sommes censés rentrer chez nous, et vaquer à nos affaires. Consommer, regarder la télévision, faire la cuisine, mais surtout ne pas déranger : c’est la démocratie.
Du maîtrisard boulanger au maîtrisard chômeur, de l’image de l’agent garant de la sécurité nationale à celle du policier traqueur social, du dirigeant honnête au chef corrompu, de l’enseignant amoureux de son métier aux vacataires chasseurs de primes, et des charlatans, sous le couvert du manteau de la religion, entrent dans la danse.
Les laissés pour compte se sont maintenant retrouvés au sommet de l’Etat; l’incompétence prime désormais sur la compétence; la médiocrité a pris le dessus sur l’excellence; plutôt que de rester l’extincteur, le religieux est devenu une étincelle; les pompiers sont devenus des pyromanes et les pyromanes, des gardes forestiers ; Et on laisse les charlatans et leurs esclaves de talibés s’emparer des leviers de commande de l’Etat. On donne à une bande d’ignares et d’incultes le pouvoir d’influencer le choix des citoyens.
Pas l’ombre d’un doute, il s’agit bien du Sénégal d’aujourd’hui. Depuis peu et cependant longtemps, nous vivons dans une société où seul le résultat compte. L’on nous juge en fonction de notre appartenance politique, de l’avoir, jamais en fonction de nos compétences. Peu importe que nous ayons vendu notre âme, retourné notre veste, trafiqué la vie de nos frères et de nos enfants, souiller notre corps, trahi des proches pour l’intérêt personnel, nagé dans l’hypocrisie, déformer la vérité, abuser du pouvoir, vivre à la sueur du front des autres, fouler du pied la justice. Tout ce qui importe c’est de s’inscrire comme un mouton dans le courant du parti berger.
L’idéal a déserté le Sénégal, les idéologies se sont exilées et l’incapacité à soutenir un débat contradictoire dans un discours cohérent et satisfaisant est inquiétant. Toute voix qui s’élève, fusse-t-elle objective, est politiquement appréhendée et s’en trouve ainsi réduite à une triviale réaction épidermique.
Le pouvoir nous a converti en consommateurs atomisés, isolés les uns des autres. Il fait en sorte que nous soyons passifs, obéissants, ignorants et programmés. Il s’évertue à nous éduquer de manière à qu’on ne le tienne pas à la gorge. Nous voilà détournés vers des buts inoffensifs. Et, quand nous avons assez de chance pour trouver du travail, nous devenons un instrument docile de production. Nos sentiments humains normaux ont été écrasés. La démocratie telle que les politiciens l’entendent est devenue très claire : le pays doit être dirigé par des citoyens responsables, les autres n’ont qu’à se tenir tranquilles. Pour cela, tout ce que nous pensons doit être contrôlé, et nous devenons ainsi enrégimentés comme des soldats.
Que les rangs se massifient alors ! La propagande a pris place. Dieu est mort, l’homme est vivant. On ne se préoccupe plus de l’au-delà, seulement d’ici bas. On déifie des hommes, on leurs voue un culte, on les vénère. En contre partie de cette bassesse, ils nous garantissent le bonheur ici bas et un certain paradis à l’au-delà. « Suivez Dieu si vous voulez, mais ne croyez point en lui, croyez plutôt aux jouissances de ce bas monde ». Voilà qui constitue la quintessence même de leur discours. De même, c’est ce que les partis politiques de notre pays véhiculent : une sorte de religion dans laquelle le leader est hissé au rang de divinité à laquelle il faut vouer un culte. Qu’on s’en morde les doigts, qu’on meurt de faim ou qu’on descende dans la rue. Ça leur est égal.
Tant de faits qui expriment l’inappétence, la souffrance et le désespoir que Moi, le Sénégalais couve au plus profond de mon être. Centaines d’événements sont passés sous nos yeux en spectacle. Centaines de griefs au cœur sans que nous n’en soyons totalement et définitivement guéris. De la foi au fanatisme, des ajustements structurels à la dévaluation du franc CFA, de la stabilité scolaire aux multiples grèves des enseignants, des étudiants bons espoirs de l’avenir aux vermines du futur, de la bonne éducation à la délinquance, des visas inaccessibles aux boat-peoples, de Senghor à Diouf, de Wade à….? ; le fait est constant : les partis politiques et les regroupements charlatanesques sont des forces de division et d’exclusion.
Le temps est pour ainsi dire arrivé de balayer ce conglomérat de charlatans, cette racaille de politiciens constipés et leurs effroyables pacotilles d’intellectuels pour que vive la Nation Sénégalaise.
Qu’est-ce que donc le Marketing Politique ? Question soumise à notre réflexion par le directeur de publication du présent magazine. Mais saurions-nous y apporter une réponse satisfaisante en faisant fie de la scène politique qui se déroule en boucle sous nos yeux ?
Les Chiens aboient, la pirogue s’enlise.
Curieux paradoxe. Mais encore, quel curieux paradoxe que celui qui rythme notre quotidien. Jamais la vie publique de notre pays n’a autant été médiatisée que sous le régime de l’alternance. Pourtant, jamais la population n’a eu davantage l’impression d’être si peu entendue. Jamais un Président de la République n’a eu autant l’impression d’avoir beaucoup communiqué. Et pourtant, jamais un Président de la République n’a autant eu l’impression d’être incompris. Jamais la presse n’a eu autant de liberté. Et pourtant, jamais la population n’a eu autant l’impression d’être menée en bateau. Jamais la communication n’a eu autant de considération dans les institutions de notre pays. Et pourtant, jamais on n’a eu autant l’impression que les institutions se sont muselées. Jamais le paysage médiatique de notre pays n’a autant été ouvert. Et pourtant jamais le peuple n’a autant été désinformé. Visiblement, il y a donc quelque chose qui se passe.
Au Sénégal nous sommes restés sur des considérations qui sont celles du temps des indépendances. Quarante huit années après les indépendances, nos institutions ont peu ou prou évolué dans leur forme d’organisation. Le poste de conseiller en communication n’est pas encore prévu dans l’organigramme de nos institutions gouvernementales. Ce n’est pas rien et cela se comprend. Car à l’époque des indépendances notre pays ne disposait que d’une radio : celle de l’Etat. D’une télé : celle de l’Etat. Et d’une presse écrite : celle de l’Etat. Les médiums de communication étaient donc maîtrisés. Pas lieu alors de s’attacher les services de conseillers en communication. Ç’aurait même été superflu, d’autant qu’il n’y avait vraiment pas de quoi s’en faire. Trois millions d’habitants, une poignée d’intellectuels. Une petite louche d’instruits. Une cuillérée d’élites. Donc une opinion peu instruite et presque inconsciente des enjeux du pouvoir politique.
Les institutions gouvernementales contemporaines restées sur ce schéma ne sont donc plus en phase avec les enjeux du nouvel ordre sociopolitique de notre pays. Au mieux ce sont des cellules de communication qui sont créées avec à leur sein des journalistes, c’est-à-dire des professionnels du traitement de l’information. Pas de la communication. Donc le travail qui est excellemment accompli au sein de ces cellules est celui des Attachés de Presse ou des Chargés des Relations Publiques.
Rédiger des communiqués, convoquer des journalistes, faire du lobbying de presse, réaliser des dossiers de presse (press-book), réaliser des supports de communication et écrire des revues de presse, voilà en quoi consiste leur travail. Un ensemble d’outils qui ont pour but tout ensemble d’informer. Or, l’information n’est fort malheureusement pas de la communication. La communication nécessite d’établir un courant, une relation et de créer un échange. En ce sens, l’émetteur comme le récepteur doivent être actifs. L’information consiste à mettre au courant. Elle fonctionne à sens unique. Le récepteur est donc passif. On instaure la communication. On diffuse l’information. On comprend dès lors pourquoi le Président de la République n’a de cesse de se plaindre de sa communication. C’est qu’en réalité il n’en a pas.
Le gouvernement n’a pas de problèmes de communication. Le gouvernement n’a jamais communiqué.
Toute la cohorte de conseillers en communication de la Présidence de la République et du gouvernement tout entier ne sera certainement pas d’accord. Mais qu’on prenne soin d’étayer nos propos.
Ce que j’entends par là, ce en quoi consiste vraiment mon propos, c’est qu’un gouvernement est un ensemble d’institutions mises en place pour apporter des réponses cohérentes et satisfaisantes aux besoins et aspirations des populations. Quoi de plus normal alors que ces institutions communiquent avec le peuple ? Arriver par là même à créer une sorte de consentement mutuel sur la gestion de la chose publique, donnerait au peuple le sentiment d’être au centre des préoccupations de nos gouvernants. Mais si aucune communication n’est instaurée, si le gouvernement ne fait que livrer des informations sans se soucier de la réception que nous pouvons en avoir, si les « conseillers en communication » ne font qu’informer, alors on drape d’un voile opaque les institutions. Ce faisant, le peuple pensera tout naturellement qu’aucune disposition n’est prise pour mener à bien son devenir. Le sentiment d’exclusion et de non appartenance à la chose publique s’installe vite au fond même de son âme. Les populations ont l’impression de ne pas être considérées, d’être snobées par les gens du pouvoir en place, d’être laissées en rade. Elles ont le sentiment que les gouvernants ne sont là que pour eux-mêmes, qu’ils ne se soucient que de leur propre plan de carrière, qu’ils s’enrichissent des deniers publics au détriment de l’intérêt commun de la Nation. De telles appréhensions, inavouées mais vécues et cristallisées quelque part dans le tréfonds de nos êtres, ont constitué une bonne part des causes endogènes des conflits en Afrique. D’où l’importance de la communication au sein d’un Etat.
La communication politique, quand elle est bien gérée, constitue un moyen d’équilibre des forces et disparités sociopolitiques. Elle constitue même une soupape de sécurité. Cependant, l’absence de communication politique accentue de manière considérable les frustrations des populations. Elle donne une mauvaise impression des dirigeants et rend flou l’horizon d’un lendemain meilleur. La réaction qui s’ensuit du côté des populations est celle du silence. Le terme wolof qui rend plus compte de ce silence est « beurgueul ». Dans une telle situation, les gouvernants sont souvent tentés de penser qu’il s’agit là d’une démission, d’une indifférence totale à la chose politique, ce qui, d’une certaine manière, les arrange. Car ce « désintérêt » ou silence populaire ouvre grandement les boulevards de la dérive. Puisque le peuple est tellement dégoûté qu’il se garde même de pester, il devient aisé de gouverner. Cependant cette indifférence qui leur semble si évidente est loin d’être une sorte de résignation. Bien au contraire, elle peut facilement déboucher sur une révolte populaire. En atteste la révolte des marchands ambulants à laquelle nous avons récemment assisté. Ce silence est donc une forme de communication. Il véhicule l’inappétence des populations et tire la sonnette d’alarme. Quand un peuple arrive au stade du « silence communicant » c’est que la communication politique, si bien entendu elle existe, a tout simplement échoué.
Même s’il est donc vrai que le Président de la République accorde beaucoup d’importance à la communication, force est de reconnaître que la véritable communication politique n’a pas encore pris place sous son magistère. Dès lors il convient de se rendre compte qu’au lieu d’être des acteurs de la vie publique, nous en sommes les intrus spectateurs tenus loin derrière les barrières. D’où les multiples frustrations qui se manifestent par ci et par là. Le Président de la République doit donc bien se rendre compte que tous ses gouvernements confondus n’ont jamais communiqué. Or, sans une réelle communication gouvernementale, ce sera bientôt la débandade. C’est d’un phénomène préoccupant qu’il s’agit et qui, jour après jour, creuse le fossé qui sépare les gouvernants des gouvernés tout en attisant les braises qui commencent à prendre feu dans nos cœurs.
Bien des gens penseront cependant, que le gouvernement a toujours communiqué et de fort belle manière. Mais voyons la manière dont s’organise la communication au sein même du gouvernement.
La Psychose du Pouvoir
Il y a quelque chose d’autre qui se passe. Quelque chose comme une sorte de peur bleue d’une certaine presse assoiffée de scandales et très encline à chercher la petite bête. Devenue une psychose au sein du pouvoir, la presse exerce ainsi une véritable influence sur le comportement des gouvernants. A telle enseigne que le ministre qui vient d’être nommé, au lieu de se soucier de l’institution placée sous sa responsabilité, s’attachera, d’abord et avant tout, les services d’un journaliste. Ce dernier, par l’esprit de camaraderie et de corporation avec ses confrères aura pour mission d’éviter au nouveau venu une mauvaise presse. « Le conseiller en communication » s’évertuera ainsi à étouffer dans l’œuf, en usant de la complicité de ses confrères, toute affaire qui pourrait nuire à l’avenir politique de son patron. Il est le chien de garde. Sa place se trouve en dehors des cercles de décision. Dans la cour avant de l’institution. Il n’entre donc en jeu que lorsque son maître se sent menacé. Cela explique les multiples notes discordantes que nous servent les membres du gouvernement chaque fois qu’ils doivent s’exprimer sur une actualité nationale. C’est que « leurs conseillers en communication » n’en sont souvent pas. Car comment peut-on communiquer et bien communiquer pour une institution, quand on n’est pas associé au processus de décisions desquelles nous devons assurer une bonne communication ? « Les conseillers en communication » ne servent dès lors à rien d’autre si ce n’est aboyer quand on s’approche du maître et mordre quand le maître est attaqué.
Il faut donc bien se rendre compte que « les conseillers en communication » ne communiquent pas du tout pour les institutions. Comme tout chien de garde, ils protègent naturellement leurs maîtres. Et puisque leurs maîtres sont des personnalités politiques, avec des plans de carrières et des intérêts politiques différents, les stratégies utilisées ne prendront pas en charge la visibilité de l’institution mise en place pour la population. Nous assistons ainsi à un pêle-mêle de stratégies de communications qui se chevauchent sans s’harmoniser. Seuls les ministres restent visibles. Ce faisant, non seulement le ministre donne une mauvaise impression par son omniprésence dans les médias, mais l’institution meurt sous le poids du silence qui l’ensevelit. De la sorte et grâce au matraquage médiatique, on en arrive à un désordre sans précédent. En lieu et place d’une véritable communication politique, l’on nous offre le spectacle si désolant de ministres qui se mènent la guéguerre dans leur propre camp. Alors qu’ils devraient plutôt s’unir et harmoniser leur communication pour la bonne visibilité des actions entreprises par le gouvernement tout entier. L’affaire Awa Ndiaye – Aminata Lô en constitue un exemple.
A tous points de vue donc, il convient de se rendre à l’évidence que la communication dans l’espace politique n’est pas la communication politique. Encore qu’il y a vraiment à se demander si la communication existe véritablement dans l’espace politique de notre pays.
Quoi qu’il en soit, nous pouvons quand même constater la querelle et la forte confusion de genre qui a fini de mettre le désordre dans l’espace politique. L’information n’est pas la communication. Le marketing n’est pas la communication politique. Et la communication politique n’est pas le marketing politique.
Mais là aussi, qu’on prenne bien soin d’étayer nos propos.
Parlant de moi et de mon rôle au sein d’une institution, un employé de l’administration a une fois soutenu qu’il ne pouvait pas gérer deux patrons en même temps. Cet agent pensait ainsi jeter le discrédit sur mon client. L’administrateur habitué à travailler avec des journalistes qui étaient tenus hors des cercles de décisions institutionnelles perdait donc ses moyens en face de nouvelles approches, de nouvelles techniques, de nouveaux outils. C’est dire combien l’agent de l’administration se trompait sur mon rôle en me prenant pour un second patron. C’est qu’à la différence d’un attaché de presse, d’un journaliste, d’un expert en communication ou d’un professionnel du marketing, un marketiste politique n’a pas de patron. Il a un client. Et comme un avocat, il mène la plaidoirie, il est consulté par le client mais ne consulte pas le client.
A l’opposé donc des « conseillers en communication » de notre pays et de leurs traditionnelles missions décrites plus haut, le marketiste politique est au début et à la fin de l’institution que gère son client. Il a une fonction transversale. Il doit non seulement être capable de mettre en place des stratégies de communication, mais il doit tout aussi avoir assez de bagage pour être à même de concevoir des programmes parallèles et intégrés aux objectifs de la lettre de mission d’un dirigeant. Il doit être en mesure de porter les idées de son client, de les traduire en discours politiques et de les transmettre à la cible dans un langage claire et accessible. S’il arrive que son client n’ait pas d’idées, il doit être en mesure de lui en trouver, de lui construire un discours, une image, un style. Un marketiste politique, spin-doctor ou éminence grise, doit maîtriser les sciences politiques et toutes les sciences du langage et de la communication. Surtout dans cette contemporanéité où la communication est la lumière de la même manière que le XVIIIe siècle fut par excellence celui des lumières.
Le XXIe siècle est pour ainsi dire le siècle de la communication par excellence. Par tous les moyens donc, il faut communiquer. Et même quelquefois, communiquer à outrance. Le monde est devenu un champ de canaux ouverts. Il faut donc trouver le bon fuseau pour se frayer sa voie. La rude concurrence, saine ou déloyale, que se livrent les entreprises et les grandes multinationales, passe désormais par la communication. Même la guerre ne se gagne plus sur les champs de bataille. Dans une large mesure la communication est devenue une arme très redoutable. Elle transforme l’opinion contemporaine en une sorte d’arbitre. Gagner une guerre sur le champ de bataille perd ainsi toute sa valeur quand l’opinion n’est pas acquise par la communication qui enveloppe et justifie le fait même d’entrer en guerre. Si cette communication peine, vous pourrez massacrer tout un pays, occuper le territoire ennemi, démettre le Président d’une République et le pendre, mais vous aurez perdu votre guerre. La véritable guerre reste aujourd’hui celle qui consiste à convaincre l’opinion. Car il lui revient désormais le droit de cautionner ou de sanctionner les actions entreprises par les Etats. C’est la démocratie.
Et c’est d’autant plus vrai que nos médias se proclament contre-pouvoir. La presse écrite et audiovisuelle est dominée par des groupes industriels et financiers, par des hommes politiques, par une pensée de marché, par des réseaux de connivence. Un petit groupe de journalistes omniprésents impose au jour le jour sa définition de l’information-marchandise. Ils servent les intérêts des nouveaux maîtres, ils sont les nouveaux chiens de garde.
Mais tout compte fait qu’est ce que donc le Marketing Politique ?
De tout ce qui précède, nous pouvons attester que le Marketing Politique n’existe pas au Sénégal. Et à ceux qui prétendent en faire, ou prétendrait que le gouvernement communique, nous rétorquerons gracieusement que :
Vendre un discours politique ou gagner une campagne électorale ne se mesure pas à la capacité d’être leader sur un marché de services et de produits agroalimentaires. Il faut éviter de prendre le marketing politique pour de la simple communication ou tout simplement pour un tout petit royaume de sentiments au sein de l’empire Marketing.
J’aime autant vous dire que ce qui vend un bonbon ne vend pas un homme politique.
Le cas Gadio reste une énigme. Il est le seul, depuis 9 ans, à continuellement occuper le poste de Ministre des Affaires Etrangères du Sénégal. Tous les hommes qui semblaient avoir de l’influence sur le Président Wade sont, soit en disgrâce, en semi disgrâce ou tout simplement perdus en cours de chemin. Qu’est-ce qui explique donc cette longévité ?
Au lendemain de la victoire du 19 Mars 2000, les Sénégalais, rivés à leurs postes de télévision, écoutent le président nouvellement élu, Me Abdoulaye Wade, égrener un chapelet de noms d’hommes et de femmes, presque tous inconnus du grand public, et qui allaient constituer le premier gouvernement de l’alternance, avec à la tête, un vieux routier de la politique sénégalaise : Moustapha Niasse. Parmi tous ces nouveaux ministres dont une bonne partie vient de la diaspora, un certain Cheikh Tidiane Gadio. Le Président n’est pas avare d’éloges à son endroit. Mais, bon nombre d’observateurs sont sceptiques quand au choix du nouveau chef de la diplomatie sénégalaise, journaliste de formation, que rien apparemment ne prédisposait à occuper ce poste qui fut le fleuron de la politique sénégalaise. On l’aurait vu à la rigueur occuper le ministère de la communication, poste tout aussi stratégique pour les débuts d’un gouvernement estampillé, au delà du volontarisme affiché, du sceau de l’inexpérience. Les bourdes ne manqueront pas du reste.
Les Sénégalais se souviennent encore des grands noms de leur diplomatie d’antan : Doudou Thiam, Médoune Fall, Seydina Oumar Sy, Karim Guèye, André Guillabert, Gabriel d’Arboussier, Ibra Déguène Kâ, etc… A la tribune des assemblées générales annuelles des Nations unies, aux sommets annuels de l’OUA, s’affrontaient les camps des révolutionnaires anti-impérialistes et des modérés considérés comme les suppôts de l’Occident capitaliste. Le conflit idéologique entre l’Est et l’Ouest faisait rage au sein de la famille africaine qui s’était divisée d’abord avant 1963, date de création de l’OUA, en deux groupes rivaux : le groupe de Casablanca et celui de Monrovia.
Quel Africain n’a pas en mémoire le ballet incessant des chefs d’Etat africains francophones venus quémander en France des subsides pour boucler des fins de mois difficiles, la traditionnelle photo avec le Grand Mentor sur le perron de l’Elysée, flanqué du Maitre Jacques de la politique de coopération d’alors, le controversé Foccart, l’exécution de l’hymne et le drapeau national flottant comme un emblème d’éternelle capitulation ? Quel Africain ne se rappelle pas les récriminations, les longues diatribes anti-impérialistes des chefs du camp « révolutionnaire » qui ont tenu leurs peuples en haleine dans l’attente « d’un grand soir » qui n’est jamais venu ?
Le Sénégal, bien qu’appartenant au camp de Monrovia, faisait entendre une petite musique, une note bien singulière qui, loin de réaliser une symphonie, évitait bien des grincements entre les durs et les modérés. Petit pays sans grandes ressources, le Sénégal sut faire de sa diplomatie la poule aux oeufs d’or. «Diplomatie de mendiants», ricaneront certains ; ou diplomatie au service de la lyre d’un poète nommé Léopold Sédar Senghor qui parcourait le monde, recevant partout des titres de Docteur honoris causa. Le Président se servait-il de son aura intellectuelle pour faire connaître le pays, ou était-ce l’inverse ? Les deux à la fois, diront les observateurs.
Abdoulaye Wade ne sera pas en reste. Issu lui aussi de l’université, il va à son tour collectionner les titres « Docteur honoris causa » au risque de s’attirer les quolibets des persifleurs qui songent au vieux nègre et la médaille de l’inoubliable Ferdinand Oyono.
Il va donc sans dire que le Sénégal a toujours sut placer des hommes dans les grandes instances internationales dont Amadou Moctar Mbow à l’Unesco et Jacques Diouf à la FAO.
Une génération d’ambassadeurs et de diplomates sénégalais s’est relayée aux Nations Unies pour faire entendre une autre voix qui faisait autorité sur bien des sujets importants : la détérioration des termes de l’échange, la lutte contre l’Apartheid, l’aide aux mouvements de libération, les droits inaliénables du peuple palestinien, la prolifération des armes nucléaires dont la commission aux Nations Unies était dirigée par l’ambassadeur Alioune Sène. On se souvient encore, en Novembre 1971, de la mission des sages dirigée par Léopold Sédar Senghor flanqué de Gowon, Mobutu, Ahidjo, dépêchée par l’OUA auprès de Golda Meir en Israël pour trouver une solution au conflit entre l’Egypte et l’Etat hébreu.
Quelles sont donc les raisons qui ont poussé le Président Wade à confier ce poste hautement stratégique à ce jeune homme, inconnu des grandes chancelleries, qui ne fut jamais militant du PDS, pas plus qu’il n’ait appartenu au bataillon des sabras qui ont accompagné Wade dans la solitude de l’opposition depuis 1974, des années de braise à la conquête du pouvoir ?
Wade, éternel étudiant, apparut comme un voltigeur dans la politique sénégalaise alors que certains de ses condisciples étaient déjà blanchis sous les harnais ministériels. On ne prit pas au sérieux l’« histrion ». « Encore une ruse de Senghor que ce parti de contribution », pensaient les intellectuels de gauche plus enclins à palabrer sur l’imminence du Grand Soir et des Internationales à venir que sur les contradictions de leur propre société. « Opposant de paille taillé à la mesure de sa majesté », ricanaient les autres. L’« histrion » se révéla pourtant un fin politique, un redoutable tribun qui sut galvaniser les foules et manier les symboliques populaires.
Durant toutes ces années, Gadio n’apparaît nulle part dans la galaxie Wade qui pourtant aimait fréquenter les insoumis, les semeurs d’idées, les intellectuels en rupture de ban. Qui est alors ce ministre qui ne s’exprime guère sur les sujets de la politique locale ? Quels sont les liens qu’il a tissés avec l’ombrageux et imprévisible président ?
Dans « Un Destion pour l’Afrique » Wade raconte sa rencontre avec le panafricanisme. Le congrès panafricain de Manchester, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, fut son chemin de Damas dans la quête du graal panafricain. C’est le congrès du relais où les militants de la diaspora comme Du Bois et Padmore passèrent le témoin aux futurs leaders africains que furent Kenyatta, Nkrumah, etc. Dans le deuxième numéro du Démocrate, journal du PDS paru en 1975, Wade affiche son credo panafricaniste à la Une avec photos à l’appui, en compagnie d’illustres devanciers comme le Président Tanzanien Julius Nyerere. Etudiant à Paris dans les années 80, le jeune Gadio fonde avec quelques amis dont Hamidou Dia, Samba Bouri Mboup, Djibril Gningue, Bouba Diop, la revue Jonction à l’orientation panafricaniste voire cheikh-Antaïste dont il devient le rédacteur en chef.
Cette rencontre sur le terrain du panafricanisme a-t-elle suffi pour justifier l’osmose qui semble se dessiner entre Wade et Gadio ?
Pendant longtemps l’opposant Wade n’a guère fréquenté le personnel politique français qui, encore sous le charme de Léopold Sédar Senghor et plus tard de son successeur Abdou Diouf, l’a longtemps ignoré. Les rares hommes politiques français que l’actuel président sénégalais fréquentait étaient des condisciples qu’il a connus sur les bancs de la faculté, à l’exception notable de Alain Madelin venu sur le tard et qui lui a été présenté par l’intellectuel malien Modibo Diagouraga. Aimant la France comme tout intellectuel sénégalais de sa génération, Wade ne comprenait pas pourquoi les autorités françaises l’avaient longtemps ignoré, lui, le chef d’une opposition légaliste dans un pays aux traditions démocratiques bien ancrées dans les moeurs.
Après le 19 mars 2000, Jacques Chirac résumera la situation à sa manière : « Que faut-il faire avec Wade pour rattraper le temps perdu ? »
Cheikh Tidiane Gadio, après avoir fréquenté la Sorbonne et le Centre de Formation des journalistes (CFJ), est allé poursuivre ses études aux Etats Unis où, plus tard, il animera un comité de soutien pour l’élection de Wade. A tort ou a raison, Gadio est estampillé proaméricain, du moins dans le jeu de la realpolitik.
Par cette nomination, Wade a t’il voulu remercier son jeune soutien ou tout simplement, a t-il voulu soustraire la diplomatie sénégalaise des moeurs de la FrançAfrique en la confiant a quelqu’un très au fait de la politique anglo-saxonne ? Ou plus prosaïquement, a-t-il, comme Napoléon, vu son Talleyrand en la personne de ce jeune homme lisse et peu englué dans les broutilles de la politique politicienne et des moeurs politiques locales ?
Ce que l’on peut dire, c’est que dès sa prise de fonction, Cheikh Tidiane Gadio a mené un intense activisme diplomatique. Le Sénégal rompt ses relations diplomatiques avec Taïwan et renoue avec la Chine continentale.
Cette décision, porte-t-elle la marque du ministre des affaires étrangères, ancien visiteur de la chapelle maoïste ? Ou ont-ils tous les deux eu conscience du poids de ce pays continent au milliard et demi d’habitants et peu regardant, en matière de coopération, sur les droits de l’homme, sujet qui empoisonne désormais les relations entre les pays africains et les anciennes puissances impériales, devenues subitement plus exigeantes avec leurs anciennes colonies ?
Les résultats ne se font pas attendre. Les chantiers chers au Président poussent comme des champignons avec le concours des Chinois. Avec plus ou moins de bonheur, Gadio s’implique dans les interminables conflits africains, dans des palabres et des négociations qui semblent ne jamais s’achever : Madagascar, Côte d’Ivoire, Burundi, Mauritanie, Bissau, Conakry. La boulimie de la diplomatie sénégalaise ne semble plus connaître de limite planétaire. Le Président Wade déclare être invité à s’impliquer dans l’interminable conflit du Moyen Orient, entre Israéliens et Palestiniens puis entre le Pakistan et l’Inde.
Aux lendemains des attentats du 11 Septembre, le Président et son ministre des affaires étrangères réunissent à Dakar un aréopage de chefs d’Etats africains pour condamner le terrorisme et apporter leur soutien à l’Amérique de Bush dont Wade se flatte d’être un interlocuteur privilégié.
Au début de son magistère, les relations du Président Wade avec certains de ses pairs africains sont houleuses et quelques fois au bord du conflit : Mauritanie, Togo, Côte d’Ivoire, Gambie, Gabon.
Le sapeur Gadio est il passé par là pour éteindre les incendies allumés par son bouillant Président ?
Pourtant, à la surprise générale, le Président Wade reçoit le prix Houphouet Boigny de la paix.
Est-ce le fruit d’un intense lobbying mené par l’infatigable ministre des affaires étrangères ? Y-a-t-il une diplomatie souterraine plus discrète, loin des déclarations porte flammes ? Ou, les deux hommes se sont-ils tout simplement répartis les rôles : l’un disant tout haut ce que l’autre pense tout bas en secouant le cocotier africain et en asticotant de temps à autre les dinosaures africains dont certains comptabilisaient une quarantaine d’années au pouvoir ?
Quoi qu’il en soit, le tandem Wade-Gadio arrêtera vite les frais de cette politique hasardeuse faite d’improvisations et qui, soit, porte l’humeur du Président ; soit, relève tout simplement de l’amateurisme.
Cependant, le Président qui s’est souvent retrouvé seul, à des années lumière du pouvoir au point que certains d’entre ses compagnons et alliés se demandaient si le but à atteindre n’était pas devenu un mirage, serait-il aujourd’hui en mesure de nouer un nouveau pacte ? Ayant cependant lu Clausewitz, ne savait-il tout aussi pas que le combat serait rude et qu’il se gagnerait casemate par casemate, tranchée par tranchée ? Des soldats tombent, d’autres prennent la ligne. Alors qu’il était au creux de la vague, des garçons qui lui doivent tout : leur formation, leur carrière politique etc. ne l’ont-ils pas abandonnés, fascinés par les lambris des palais et les sirènes du pouvoir ; ou tout simplement en opposition avec lui sur les moyens parfois peu orthodoxes pour la conquête du pouvoir ? En a-t-il tiré quelque chose comme une paranoïa envers tous ceux qui s’approchent du soleil ? Quand on pense qu’il a pu tirer des leçons des fréquentes désertions dans ses rangs, des trahisons et des ruptures avec ses « fils spirituels » et ses compagnons des temps héroïques, sommes-nous en droit de penser qu’il se serait subitement pris d’amitié et de confiance pour ce nouveau venu?
Il me semble l’avoir déjà dit quelque part mais ce ne serait pas un tord de le répéter ici. « Nous vivons dans une société où seul le résultat compte. L’on nous juge en fonction de notre appartenance politique ou de notre avoir. Peu importe que nous ayons vendu notre âme, retourné notre veste, hypothéqué la vie de nos frères et de nos enfants, souillé notre corps dans la pédophilie, trahi des proches pour l’intérêt personnel, nagé dans l’hypocrisie, trafiqué la vérité, abusé du pouvoir, vécu à la sueur du front des autres, foulé du pied la justice1. » Tout ce qui importe c’est de parvenir à porter un titre quel qu’il soit. Toute analyse, même superficielle de notre société, arriverait à une conclusion analogue. Ce n’est pas rien. C’est que nous souffrons encore des traumatismes de notre passé colonial.
Pendant la colonisation, les colons français pour mieux asseoir leur domination avaient établi douze commandements que « chaque administrateur colonial, chaque agent colonial, quel que soit son statut, [était] tenu de faire une application rigoureuse2. » Il leur a été, entres autres, demandé d’«avoir soin de décorer [nos] élites qui sont favorables et [nos] fonctionnaires qui sont dévoués à [leur] cause3.» Ceux qui étaient ainsi décorés ne l’étaient pas pour une quelconque bravoure ou mérite, mais seulement parce qu’ils collaboraient avec l’envahisseur. Le titre n’avait donc pour fonction que de susciter la jalousie d’une part, afin que soient acquis à la cause coloniale le plus d’indigènes possibles, et d’autres parts, il ne s’agissait que de diviser pour mieux régner car le sait-on bien Bür ayoul Dak yaa aaye. Le titre donnait ainsi naissance à un semblant de valeur sociale, parce que permettant d’obtenir un traitement colonial privilégié dont les bénéficiaires pouvaient se vanter en se croyant plus valeureux que leurs semblables, d’où la naissance du mot wolof Titerou (se vanter de son titre, de sa distinction), dérivé du mot français Titre.
Quarante cinq années après la décolonisation, cette attitude est plus que jamais présente dans notre système d’habitus social. On ne parvient vraiment dans la société sénégalaise que quand nous occupons, par quelque moyen que ce soit, ce que communément nous appelons poste de responsabilité. C’est là seulement que commence notre existence sociale. On se croit alors non seulement plus valeureux que nos compatriotes mais aussi et surtout, investi d’une puissance divine, d’une mission sacrée. On croit même que notre propre mère est plus probe que toutes les autres mères sénégalaises, notre soit disant réussite personnelle n’étant que la récolte des graines que notre mère aurait semée dans le jardin paternel : Ligéyou ndèye, agnou-p dom. Par conséquent, quand on nous soustrait le titre, c’est du coup, toute cette symbolique sociale qui dégringole. Les réactions qui s’en suivent sont celles identiques aux grognes et manifestations des partisans du ministre de l’intérieur récemment congédié.
Cette attitude bien sénégalaise, est partout présente dans notre société. En vérité, tout ce qui nous intéresse, et cela depuis notre plus jeune âge c’est de parvenir, non pas en terme d’humanité, mais en terme de distinction : c’est le drame du diplôme. A la question « que voulez-vous devenir quand vous serez grand ? », nous avions souvent rétorqué à nos instituteurs des postes qui nous permettraient de gagner beaucoup d’argent, où l’on serait distingué par le titre. Rare sont les fois où on entend un enfant sénégalais s’intéresser à tel ou tel autre métier dont la finalité ne serait pas la richesse. Cela traduit la manière dont nous considérons l’éducation scolaire, non pas en terme d’entreprise de socialisation et d’insertion, et même quelque fois d’aliénation, mais comme un moyen de parvenir à l’obtention d’un diplôme. Or, le diplôme ne fait que sanctionner la fin d’une formation dans un système donné. Il ne justifie pas les compétences du diplômé. Il ne fait pas non plus du tenant un intellectuel avéré en tant qu’il serait consacré par le système de la société dont il est issue. C’est cela aussi le drame de nos sociétés africaines. La science que nous considérons universelle, n’est en fait, dans plusieurs domaines (pas tous), que des réponses culturelles à des besoins naturellement définis par l’environnement social immédiat. Le diplôme ne certifie autre chose sinon que le diplômé ait acquis la somme des connaissances connues, reconnues par un système, et définie comme science au sein du même système. Dans une autre société cependant, ou au sein d’un autre système au même moment, tout à fait autre chose pourrait valoir de science et serait, dans les limites de ce système, valable de la même manière. En tant que telle, la science n’est autre qu’un discours construit, argumenté, démontré, illustré et adopté par une convention. En ce sens, elle n’est donc pas naturellement universelle.
Mais le drame c’est que nos supposés intellectuels sénégalais, avec leurs croyances en des sciences universelles, infaillibles et valables en tout temps et tout lieu, ont souvent du mal à déterminer les raisons pour lesquelles leurs connaissances sanctionnées par les diplômes du système occidental, même des universités occidentales les plus prestigieuses, ne fonctionnent que quelques rares fois en Afrique. C’est que l’environnement dans lequel nous vivons nous impose de construire un discours adapté à ses réalités, démontré et prouvé. En quelque sorte, l’Afrique doit créer, dans plusieurs domaines, sa propre science. Ce n’est pas refuser, ni réfuter la science des autres peuples autour de la terre, bien au contraire, c’est plutôt une entreprise de questionnement de l’apport des autres dans une totale prise en compte de nos réalités sociales immédiates. Tant que nous ne parviendrons pas à faire la part des différences essentielles entre l’universel et le culturel, les problèmes africains n’auront jamais de solutions. Et, nos prétendus intellectuels pourront continuer à n’être que de catastrophiques subordonnés du système qui tente de s’universaliser. Le premier intellectuel parmi nous sera dans cette veine, non pas celui qui, à chaque fin de phrase nous citera des auteurs qui n’ont ni vécu dans notre environnement, ni pris en compte nos réalités sociales, ni pensé pour nous, mais celui qui fera montre d’une grande capacité de réflexion et d’adaptation de son discours à notre environnement social immédiat.
Que mes aînés se tiennent correctement alors, ce Sénégal n’est pas le leur. Le Sénégal, ce Sénégal contemporain, ce Sénégal qui bouge, c’est notre Sénégal à nous les jeunes. Nous ne sommes plus dans cette dynamique d’assimilation, d’autant plus que nous ne sommes pas nés sous occupation française. Le temps des citations et des références est révolu. Ce n’est plus le temps des copies collées. Nous ne cherchons pas à nous faire consacrer par quelque système que ce soit, sinon par notre propre système, un système sénégalais qui permette à la société sénégalaise de s’accomplir dans la voie qu’elle aura elle-même choisie. Ce ne sont pas les intellectuels qui théorisent les voies et moyens que la société doit emprunter pour évoluer harmonieusement dans son environnement. La société dans sa lutte pour la survie, trouve naturellement le moyen de dépasser les différentes situations qu’elle traverse. Ce n’est que longtemps après, que ces systèmes de dépassement seront théorisés. Vous pourrez vous référer, comme il en est de vos habitudes, à ce que vous voudrez, mais il n’en demeurera pas moins vrai que le système de développement japonais par exemple, n’eut pas été théorisé bien après l’essor du soleil levant. La croyance en des intellectuels sauveurs est rétrograde. Nous connaissons que trop vos motivations inavouées. Intellectuel de ceci, intellectuel de cela, cercle de je ne sais quoi d’autre qui prétend organiser une conférence de je ne sais quoi, pour amener le Sénégal je ne sais où ! Je suis jeune certes, il faut le notifier, mais en tant que tel mon rôle est de poser les questions, pas les fausses, mais les vraies questions de notre société. Car, vous le savez certainement mieux que moi, Deuguë ci laméñou khalé laye guéné. Je manque peut-être d’expérience, mais en vérité, de quelle expérience me parlez-vous à chaque fois que vous faites face à vos limites ? Si c’est ne pas être soumis aux contraintes sociales au point de transformer mon stylo en tube digestif, j’en suis vraiment fier. Voyez-vous chers aînés, il faut qu’on apprenne à nous dire la vérité en face. Vous en avez tellement ingurgités que vos idées sont devenues indigestes. Vous êtes constipés de partout. Voilà ce que vous êtes, des cerveaux inaptes à la production intellectuelle tant la bataille du quotidien ne vous laisse pas le temps de cogiter. Alors bine bine.
Comment avez-vous osé vous prétendre victime de discrimination lors de la conférence des intellectuels africains et de la diaspora et, à votre tour pratiquer cette même discrimination envers ceux qui ne partagent pas vos points de vue ? Je vous croyais conséquent mais en vérité vous ne l’êtes point. Vous n’êtes en fait pas très différents de ceux sur qui vous tirez à longueur d’année. Enfin, il faut que vous sachiez que tant que vous ne serez pas capable de soutenir le débat contradictoire dans notre pays, vous ne serez, encore et pour toujours, que d’éternels apprentis de je ne sais quoi, mais en tout cas tout sauf un intellectuel. Car, être un intellectuel ce n’est pas avoir une grande gueule et râler à tout bout de champs, ce n’est pas non plus se lier d’amitié avec la presse afin d’y apparaître souvent telle une page de publicité. Être intellectuel ce n’est pas non plus se lier d’amitié avec ceux dont les bienveillances ont pour but de manipuler le peuple et de l’enrégimenter. Tenez vous correctement mes aînés. Etre un intellectuel c’est beaucoup plus que cela.
Etre un intellectuel c’est un état d’esprit, ce n’est pas quelque chose qu’on porte en bandoulière. On ne naît pas intellectuel, on n’est jamais diplômé intellectuel, on ne se revendique pas intellectuel, on se le voit considéré. L’intellectuel, ce me semble, est celui qui analyse, qui étudie et qui intervient dans tous les domaines de la vie sociale pour ainsi apporter des correctifs là où il y a erreur, et proposer des solutions là où il y a problème. L’intellectuel conséquent est celui qui se soucie, d’abord et avant tout, de son autonomie de penser. Car, à s’attacher ne serait-ce que de sympathie avec le politique, son objectivité pourrait naturellement s’en trouver soumise à des contraintes sociales, d’où pourrait naître une certaine subjectivité, une sorte de motivation partisane inavouée lui imposant soit de défendre l’ami politique, soit de tout faire pour destituer le parti ennemi. L’intellectuel, d’une manière générale et pas exhaustive, est permanemment hanté par ce souci constant d’accomplir son regard critique pour que le peuple s’accomplisse. Sa préoccupation ne puit donc être autre que le Nous qui garantit l’équilibre et le bien être social du peuple tout entier. Toute autre personne se réclamant intellectuelle et ne se s’occupant que du moi personnel et individuel, du lui le gouvernant et du nous le parti, n’est en réalité qu’un opportuniste. Ce qui l’intéresse ce n’est pas d’arriver à changer quoi que soit, de faire évoluer le pays, mais de s’en mettre plein les poches en garantissant les intérêts de ceux dont les actions mettent le pays à genoux. Ce genre d’individus est dangereux. Dans notre pays, il y en a que trop. Ce sont tous ceux qui se regroupent dans des organisations de circonstance pour profiter des bienveillances d’un quelconque Président de la République ou d’un quelconque leader politique. Mouvement de soutien entend-on dire par ci, mouvement de défense par là, organisation et cercle de je ne sais encore quoi d’autres.
L’intellectuel conséquent est celui là même qui nourrit un idéal non pas personnel, mais commun en ce sens que l’idéal intellectuel constitue, pour l’intellectuel, le modèle dans lequel la société toute entière serait mieux accomplie. Toutefois, pour que l’idéal intellectuel s’accomplisse, il faudrait d’abord que son auteur s’engage résolument à le construire, à l’argumenter, à le prouver, de sorte que le peuple valide lui-même l’idéal intellectuel. Ce n’est qu’à partir de ce moment que prend naissance une sorte de conscience collective qui fait corps autour de l’idéal intellectuel pour arriver, par tous les moyens légitimes et nécessaires, à l’insérer dans le système d’habitus social, le but étant de résoudre tel ou tel autre problème qui s’opposerait à l’évolution harmonieuse de la société. Mais quand on crie sur tous les toits qu’on est intellectuel, quand on revendique le droit d’être un intellectuel, quand on pense que parce que nous sommes professeur de ceci ou de cela nous sommes automatiquement intellectuel, et ce faisant nous pensons régler les problèmes qui s’opposent à l’évolution de notre cité, nous nous foutons le doigt dans l’œil jusqu’à la nuque. De fait, tous ceux qui revendiquent de la société qu’elle leur reconnaisse le fait d’être intellectuel, tous ceux qui, parce qu’ils ont publié tels ou tels autres articles, pensent qu’il n’est d’autres intellectuels qu’eux, passent complètement à côté de la plaque. Ce genre de personne, ce genre de soit dit étant intellectuel, nous n’en voulons pas et ils ne nous servent à rien sinon que leur malhonnêteté et leur motivations inavouées nous mettent les œillères de la dérive.
Je suis pour ma part convaincu que ce ne sont pas ces intellectuels constipés qui nous aiderons à analyser notre environnement et à en tirer profit. Nous n’avons particulièrement rien contre le fait que des gens prennent l’initiative de réfléchir sur tel ou tel autre sujet. Notre seul soucis est l’objectivité de ceux qui prétendent être des intellectuels et donc ceux qui s’attribuent le devoir de penser afin que la nation tout entière s’accomplisse dans un idéal commun, pour une ascension commune. Ce n’est pas leur nier le droit d’être des intellectuels, c’est plutôt une invitation à la confrontation d’idées et d’arguments, à un débat public afin que dans le futur, les questions relatives à la nature et à la fonction de l’intellectuel dans notre société soient définitivement évacuées.
La rencontre des prétendus intellectuels sénégalais regroupés au sein d’un supposé cercle de je ne sais quoi, dans un récent congrès de, disent-ils, 300 intellectuels sénégalais, tenu à Dakar les 28 et 29 décembre 2004, m’interpelle dans ce sens. Ce dont je parle, c’est de cette malhonnête prétention à parler au nom de tous les intellectuels sénégalais, alors qu’en réalité il ne s’agit que d’une entreprise individuelle, au mieux, ce ne serait pas plus qu’un GIE.
« Le temps de penser, le moment d’agir4 », mais j’estime seulement que le temps présent est celui qui impose préalablement à toute action, que ces prétendus intellectuels, constipés à mon sens, sachent que l’intellectuel conséquent ne devrait pas servir le temps d’un mandat présidentiel (vous savez de quoi je parle), ni viser à tout prix la destitution d’un régime présidentiel (comme c’est le cas actuellement), mais en toutes circonstances, quelque soit le régime en place, tant que sa réflexion est cohérente et satisfaisante pour l’évolution sociale, il doit s’acquitter de son devoir critique et objectif, en ce sens que ce qui doit l’intéresser en vérité c’est le Nous communautaire, collectif et national. Toute autre personne qui ne sert pas les intérêts de la Nation, se supposant intellectuel et ne s’occupant point du Nous collectif, communautaire et national n’est autre qu’un mouton5.
Il y a évidemment quelque chose qui se passe. Une théorie quasi générale prétend que le vent des indépendances devait ravager les ordres coloniaux établis et permettre ainsi à l’Afrique perdue de se retrouver. Toutefois, il apparaît aujourd’hui que ce vent, au lieu de nous mettre sur de nouvelles marques, nous a plutôt égarés.
L’occident s’exclame alors : pourquoi l’Afrique tarde-t-elle à se développer ? Pourquoi s’embourbe-t-elle autant ? Et Kabou Axel, en 1993, lance la question : « Et si l’Afrique refusait le développement ? »
Autant de questionnements qui proclament hypocritement l’échec de l’assistanat, de l’aide au développement et des politiques africaines actuelles. Où se trouve alors le mal ? Est-ce en nous, ou est-ce plutôt au sein de ces questionnements que nous devons le trouver ?
Les préoccupations occidentales sur notre sort sont significatives. Elles ne disent pas que les occidentaux nous sont solidaires, elles parlent plutôt de l’attitude paternaliste occidentale. Elles n’entendent pas nous assister mais elles dénoncent toutes les mesures prises à l’encontre de l’Afrique. Elles crient fort silencieusement que l’occident plutôt que de nous servir, nous a asservis. Enfin, elles fustigent l’aide au développement car les occidentaux qui se disent développés sont loin de se désintéresser de leur propre développement.
Ainsi les occidentaux qui prétendent nous aider nous sucent dans l’attrait de leur propre développement pour enfin nous confiner dans une paresse, dans un refus de progrès, dans une infériorité mentale qui nous exige de reproduire leurs schémas, de calquer, copier, imiter, jusqu’aux moindres détails, leurs coutumes, comme si celles-ci étaient des normes universelles. On comprend alors aisément les préoccupations de Kabou Axel et celles plus récentes de Stephen Smith.
C’est qu’aux yeux de l’occident, nous ne représentons pas plus que des bébés, incapables donc de nous prendre en charge. Et, ils doivent nous mettre des couches.
D’abord ils entendaient nous mettre la couche du bien être moral et matériel dans une vocation missionnaire ayant pour but de nous faire simultanément partager leur vérité évangélique et leur croyance au progrès. L’homme blanc se croyait alors investi d’une mission sacrée : la civilisation, car pour lui les peuples forts devaient apprendre aux races inférieures, faibles, voire dégénérées, comment s’organiser, régir la société, utiliser les ressources…
Néanmoins, cette prétendue couche civilisatrice ne caractérisait que le contact déstabilisant entre différentes croyances, idées, sensations, affects, actions concrètes… En vérité la colonisation n’était que le résultat d’un choc culturel mal digéré dû à une rencontre avec des systèmes d’habitus différents des leurs. Ce choc culturel, alimenté d’une vision ethnocentrique, à amené l’occident à ne pas nous reconnaître la qualité d’humain, le droit de faire partie de l’humanité.
Cette première mission civilisatrice n’était donc basée que sur une incompréhension de nos valeurs culturelles. Elle n’avait pas pour but d’améliorer nos conditions de vie car la civilisation emporte avec elle des significations additives. Elle véhicule une évolution vers une vision linéaire du monde (celle de l’occident) malgré nos différences culturelles. En définitive il ne s’agissait là que d’une mission d’occidentalisation.
Ce ne sont donc pas les formes politiques coloniales qui sont les plus dangereuses. Mais de nos jours, quand on parle de la colonisation et de ses conséquences sur l’Afrique actuelle, on disserte ordinairement sur sa forme politique. On néglige trop souvent sa forme d’organisation économique qui transporte avec elle une culture : un modèle de rapport à la nature, aux choses et aux autres. On occulte ainsi le désir occidental de savoir tout sur tout et de maîtriser le monde qui nous entoure. Les conquêtes de l’empire romain, les croisades, la planète triangulée par les flux d’épices, d’esclaves et d’or…et les invasions américaines plus récentes traduisent tous une même volonté : la prétention occidentale à l’hégémonie.
L’occident s’imagine encore grande manufacture de l’univers ; et le reste du monde, pourvoyeur de matières premières. Naturellement, son mode de fonctionnement n’a pas manqué de susciter d’innombrables critiques, mais jusqu’ici ces critiques n’ont jamais porté sur l’évolution économique et technique que favorise l’industrie.
Le mouvement marxiste n’a jamais remis en cause l’accumulation des forces productives et les technologies nécessaires au développement. Les libéraux capitalistes et les socialistes entretiennent tous deux l’idée selon laquelle le progrès social ne peut résulter que de l’accroissement de la richesse d’une société.
Donc la même idée du progrès est partagée par les pays communistes, les pays socialistes et les pays capitalistes. Ils sont pour ainsi dire tous impliqués dans une conception fondamentale de la réalité : celui qui vient du projet des lumières.
Je n’ai pas l’ambition de retracer ici précisément l’histoire économique et politique du colonialisme, mais plutôt de nous donner un aperçu de l’idéologie qu’il a transportée pour nous amener à réfléchir sur la situation actuelle des relations Nord – Sud.
Autrement dit, face à la situation africaine actuelle qui ne fait que s’aggraver, il devient important d’essayer de comprendre et d’expliquer comment les sociétés aujourd’hui industrialisées se sont développées, pourquoi certaines d’entre elles sont en crises et en sortent difficilement, pourquoi d’autres ne se sont industrialisés que plus tard et si lentement, ou pourquoi d’autres encore n’y parviennent pas du tout.
En d’autres termes, afin de proposer de nouveaux éléments destinés à améliorer nos politiques nationales, il convient de remettre en question l’idée de développement, d’y intégrer la notion d’identité culturelle pour la rendre relative ou tout simplement d’y remédier à travers des systèmes basés sur notre culture ainsi que l’exige l’assertion Senghorienne : « la culture est au début et à la fin du développement ».
Toutefois, quel est le sens de ce développement dont on parle autant ? Est-ce l’expression d’une politique de progrès ? Est-ce un concept au moyen duquel accuser davantage le retard de l’Afrique ? S’agit-il d’une politique de rattrapage, ou est-ce tout simplement une politique d’occidentalisation ?
A la suite des indépendances, la société occidentale persistant à penser qu’elle incarnait l’avenir de toutes les autres sociétés, entendait nous changer de couche. Non pas que ayons chié dans celle de la civilisation, mais plutôt parce qu’il leur fallait être plus vicieux pour se légitimer. La mission civilisatrice ne fut pas abandonnée ou jeter à la poubelle, elle fut tout simplement transformée en mission d’aide d’aspect économique et technique pour traiter l’extrême pauvreté qu’a causée la prétention occidentale. La répression et la présence effective du colon devaient alors être bannies puisque les délices de son niveau de vie et le mirage de sa puissance suffisaient pour lui véhiculer une image prestigieuse. Le mode disciplinaire évolua de fait vers un mode de consentement vicieux et trompeur au sein duquel la colonisation n’était plus nécessaire à la domination occidentale ; la contrainte et la domination toujours présentes devenaient impalpables, l’occident impérialiste se faisait coopérant, l’imposante occidentalisation devenait de l’ordre du choix, la propagande à l’égalité des chances devenait effective. Il ne leur restait dans ces conditions qu’à nous achever, en ouvrant la course au développement. L’occident prétend alors que même si les sous-développés sont un peu en retard sur les développés, ils peuvent espérer, puisque les chances sont prétendues égales, combler l’écart à l’image du sous-chef qui peut toujours rêver de devenir chef à son tour…à condition de jouer le même jeu et de ne pas avoir une vision trop différente de la chefferie.
Illusion je proclame ! Et illusion devraient proclamer tous les Etats africains qui n’aperçoivent plus la lueur du développement. En réalité, les pays développés ne sont pas statiques. Bien au contraire, ils sont d’une grande mobilité car ils leur faut garder cet écart qui légitime leur statut de modèle. L’occident qui prône l’égalité des chances au développement en nous ouvrant la possibilité de participer à la course, avec son assistanat et son aide, ne se laissera jamais rattraper sous peine d’être dévalorisé et de perdre sa place de modèle. Son contenu n’est donc pas fixe. Il lui faut créer perpétuellement de nouvelles normes qui alimentent la distance. C’est pourquoi, la définition du développement qui nous semble évidente à chacun de nous, n’est pas toujours commune à tous, car nous avons des idéaux différents. Le sens que l’on a donné au développement a, tout au long de l’histoire, évolué en fonction de facteurs historiques et culturels. Mais il y a une constante qui se définit par : condition idéale de l’existence sociale dans un contexte social et historique donné. Il est, par conséquent, indispensable de ne pas réduire le développement à un aspect économique, car adhérer à un modèle économique c’est être entraîné dans une façon de voir les choses et dans une philosophie de vie loin des réalités que nous vivons. Le développement est ainsi indissociable de ses autres aspects à savoir le culturel, le social, le politique… On peut même dire que la culture n’est pas qu’une dimension du développement, mais au contraire que c’est le développement qui est une dimension de la seule culture occidentale. Aspirer à ce modèle c’est comme dit Serge Latouche communier dans la foi en la science et révérer la technique, mais aussi revendiquer pour son propre compte l’occidentalisation, pour être plus occidentalisé afin de s’occidentaliser encore plus. Le développement, produit culturel de l’axe du bien (entendez les relations Nord – Sud) n’est donc pas l’expression d’une politique de progrès. C’est plus qu’une politique de rattrapage, une politique d’occidentalisation. C’est même bien plus qu’un concept au moyen duquel accuser davantage le retard de l’Afrique. Le développement est la forme dominante du projet civilisateur qui a mûri en occident. Il s’agit donc d’un mensonge qui nous exige de faire comme si. On continue à espérer plutôt que d’avouer l’échec alors qu’il ne s’agit que d’une couche trouée qui nous met à nu quand l’occident se couvre de bien être. A chacun donc de faire comme si. De cette sorte, grâce à la banalisation de cette indifférence au réel, le développement pourra continuer de faire illusion, non plus comme la justification, à priori, des pratiques de mondialisation ; mais comme leur conséquence possible mais incertaine, au terme de l’histoire.
S’attacher à une croyance de l’ordre du virtuel qui se présente sous la forme d’un au delà paradisiaque résigné au « comme si » qui légitime le processus de globalisation dont les conséquences sont dramatiques, telle est la nouvelle couche que nous amène l’occident. A défaut de certitudes, il nous suffit de faire comme si… Comme si les malheurs d’aujourd’hui portaient en germe le bonheur de demain… Comme si le développement était généralisable, comme si la dette africaine pouvait être remboursée, comme si le rattrapage des pays riches par les pays pauvres était possible, comme si la croissance illimitée pouvait être durable. Comme si le virtuel pouvait triompher du réel. Comme si nous étions tous des occidentaux.
Votre Excellence, comme enfant, nous l’avions appris et chanté : « (…) Nous disons non… [car] nos ancêtres (…) ont tracé droit le chemin et forgé notre destin ». Il est temps de sortir de cet axe du mal, de passer du constat d’échec au refus, des rêves rassurants aux questions sérieuses, de l’illusion à la réalité même si aujourd’hui tout incite à les confondre.
En hommage à Iba Ndiaye Diadji, vaillant critique d’Art, défenseur des cultures matérielles africaines, Puisse Dieu Vous accueillir dans son Paradis.
Le Nègre passe depuis toujours comme la partie inférieure que l’on doit traiter sans ménagement et ce qu’il propose est condamné immédiatement comme insuffisant. Pour le juger, on a fait appel à de bien vagues hypothèses évolutionnistes. Il lui fallait se livrer aux uns pour servir de faux concept de primitivité ; d’autres, parant avec conviction cet objet sans défense de phrases fausses, parlaient de peuples venus du fond des âges, et de bien d’autres choses encore. On espérait saisir dans le Nègre un témoignage des origines, d’un état qui n’avait jamais évolué.
Dès le 18e siècle en Europe, l’idée était répandue que les conquêtes coloniales avaient démontré la supériorité de la civilisation occidentale. Au 19e siècle cette vue fut renforcée par les salles de curiosités et les premiers musées ethnographiques. Les objets tribaux « capturés » y représentaient la conquête par la culture occidentale moderniste des sociétés traditionnelles à la manière dont le butin gagné sur les peuples à la peau sombre, était montré dans les triomphes romains antiques. Le butin du colonialisme était aussi ce qui le validait, la preuve de sa supériorité. Au 20e siècle les objets africains capturés ont commencé à être appelés Art par les commentateurs et à passer des musées d’ethnologie aux musées d’Art, faisant ainsi l’objet d’une appropriation encore plus profonde au titre des fétiches modernistes proclamant la supériorité occidentale. La réinterprétation par les colonisateurs de ces objets en dehors des intentions de leurs auteurs représente une invasion continue de l’intégrité de la culture africaine. Elle suppose que les producteurs des objets ne comprenaient pas leurs propres intentions, qu’il fallait le regard prétendument supérieur du connaisseur occidental pour leur dire ce que représentaient réellement leurs objets. Transportés du musée d’ethnologie au musée d’Art, ces objets capturés expriment encore de manière muette mais éloquente la prétention de la culture occidentale à redresser les « incompréhensions » des autres peuples autour de la terre. Le besoin de capturer la différence dans leur propre rêve d’ordre, où les occidentaux règnent sans partage, est ici un terrible échec. Seule la peur de l’Autre les force à nier sa différence. Ce dont nous parlons, c’est d’une superstition tribale de la civilisation occidentale : la conviction d’origine hégélienne que leur propre culture se tient sur le moment temporel crucial de la réalisation de soi de l’histoire. En niant que les normes africaines de représentation signifient quelque chose, l’occident nie en effet la réalité de notre vision du monde. En nous faisant la faveur d’en faire de l’Art, il nous enlève la réalité du pied. En prétendant nous regarder en face, il nous absorbe et nous utilise pour consolider les conceptions occidentales de la valeur, et leur sentiment de supériorité. La véritable question reste alors celle à savoir s’il y a Vraiment un sens à parler d’Art africain ?
Y a-t-il un sens à parler d’Art africain ?
Ce qu’il est imposé d’appeler Art africain n’a pas surgit de nulle part à la fin de l’ère coloniale, même si nombreux sont ceux qui le pensent et le considèrent comme une réaction face au bombardement de formes culturelles étrangères ou comme une conséquence pure et simple du colonialisme. En réalité cet Art Africain s’est construit sous le regard influent et autoritaire du colon. C’est dans ce sens d’impositions et d’influences, et du fait du comportement des africains par rapport à la colonisation, plutôt que par une quelconque adhésion à un style, un médium, une technique ou une thématique en particulier, que les cultures matérielles africaines sont devenues de l’Art. Le vocable Art africain n’est donc pas le fait d’un petit groupe d’artistes-intellectuels comme c’est le cas en Europe, mais de la colonisation et de son attitude la plus ancienne consistant à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles de l’occident. Ainsi les anthropologues occidentaux ont tendu à représenter le reste du monde à travers les conventions occidentales, comme si celles-ci étaient des normes naturelles ou données. La Culture occidentale devait se poser comme l’universelle et la culture non occidentale comme l’autre absolu. L’assimilation était donc le nom quelque peu trompeur des prétentions occidentales à l’Hégémonie universelle. Le concept d’Art africain était une forme d’affirmation impériale en vertu de quoi les cultures non occidentales devaient assimiler les usages occidentaux. Pour s’en rendre compte, il suffit d’étudier les multiples définitions de l’Art en fonction des cultures matérielles africaines et voir comment la sculpture africaine a été interprétées dans une structure d’analyse de l’Art par l’Occident. J’aimerais donc poser ici, sans vouloir paraphraser des définitions connues de l’Art, la question de ce qui fait que quelque chose est de l’Art.
Qu’est-ce qui fait de quelque chose de l’Art ?
La tradition dominante au sein de la philosophie occidentale, celle que Richard Rorty a appelé l’axe Platon-Kant, a soutenu un certain postulat sur ce qui fait de quelque chose de l’Art. D’abord pour qu’un objet entre dans la catégorie d’Art il devait être beau. Mais affirmer ceci est beau, c’est comme disait Kant, prononcer un jugement de goût. Et ce jugement de goût est un jugement de valeur puisqu’il reconnaît à l’objet une valeur propre. Tout discours sur le beau est donc spontanément subjectif. Si on est tenté de dire que tout est beau, parce que n’importe quoi a pu trouver quelqu’un pour le juger Beau, cela revient à dire que rien n’est beau : le subjectivisme finit par annuler le jugement de goût. La catégorie d’Art n’est donc pas analogue à celle du beau. Il y a des choses qui sont belles et qui ne sont pas des œuvres d’Art : un couchée de soleil par exemple, une belle voiture etc. Il y a aussi des choses pas du tout belle mais elles sont classées dans la catégorie d’Art comme la pelle à neige de Duchamp. A la question qu’est-ce qui fait de quelque chose de l’Art, nous versons ainsi dans une autre : Qu’est ce que l’Art ?
Si quelque chose a une forme signifiante ou expressive on doit l’appeler Art. Tel est le discours soutenu par Susan Vogel. Le terme «intention expressive» est souvent utilisé pour rendre cette idée. Mais ici aussi, il y a des choses revêtant cette forme expressive comme certains objets taillés du néolithique et qui n’ont pas le statut d’Art. Il y a aussi d’autres choses qui n’ont pas cette forme ou cette intention expressive et qui sont pourtant rangées dans la catégorie d’Art. En réalité, Toutes les activités de l’homme ne revêtent-elles pas des intentions expressives ? Si tel est le cas, la catégorie d’Art définie comme une activité ou une forme revêtant ou soutendue par une intention expressive ne saurait fonctionner. Ou bien tout sera considéré comme de l’Art. Ou bien encore l’Art ne se distinguera pas des autres activités de l’homme. Pensant d’un point de vue Hégélien, Arthur Danto, affirme qu’être une œuvre d’Art, c’est incarner une pensée, avoir un contenu, exprimer une signification. Mais là aussi, à différencier les œuvres d’Art aux autres objets comme les icônes religieuses et les publicités. Danto renvoie à l’idée Hégélienne que l’œuvre d’Art véhicule une telle intensité de signification qu’elle indique par-là qu’elle participe au domaine de l’esprit. Mais il y a des choses que nous reconnaissons participer de l’esprit que nous ne considérons pas comme de l’Art. Les livres de philosophie et de mathématiques en constituent des exemples. Si le critère de l’intention expressive semble trop étroit, le critère du contenu semble trop large. Tout objet, fait par un homme exprime ou incarne une pensée, une idée, un concept. Les œuvres d’Art ne doivent-elles donc pas être considérées comme une sous-classe de l’ensemble plus large des choses qui impliquent une pensée, une idée, un concept ? Cette définition, comme celle qui repose sur la forme expressive, n’oblige-t-elle pas à dire que le mot Art est utilisé incorrectement dans beaucoup et même la plupart des cas où il est utilisé ?
D’autres comme le philosophe Wittgensteinien Timothy Binkley, ont suggéré un critère moins exigeant. Tout ce qui est appelé art, dit Binkley est de l’Art, puisqu’être de l’Art ne signifie rien d’autres sinon que le mot Art est appliqué. A toutes les entités de la catégorie d’Art, on ne peut trouver aucun élément commun qui servirait de trait définitionnel, sinon que le même mot s’applique à tous à la manière dont le même nom de famille est appliqué à des personnes manifestement différentes. La liste des choses auxquelles le terme Art est appliqué contient des objets ayant une intention expressive, d’autres qui sont spécialement destinés à nier cette intention, d’autres qui aspirent au règne de l’esprit, d’autres encore qui le refusent ou n’y parviennent pas. De ce point de vue, il n’y a pas de propriété de l’objet qui en fasse de l’Art ou du non Art. Il devient de l’Art en étant désigné Art par le système de l’Art et, n’importe quoi peut être désigné ainsi, depuis une sculpture africaine jusqu’à une boîte d’excrément humain, ou une pile de pierre brute dans une forêt. Danto, signale que les grecs de l’antiquité n’avait pas de mot précis, pour dire Art. L’implication est que la désignation linguistique n’est pas pertinente. Cette approche wittgensteinienne est peut être la seule qui appréhende toutes les choses appelées Art et exclut celles qui ne sont pas appelées ainsi. Pourtant elle ne donne pas satisfaction en ceci qu’elle ne laisse pas de place pour les sentiments et qu’elle ne dit pas pourquoi les sculptures africaines et certains objets fonctionnels africains sont appelés Art et pas d’autres. Elle rend compte des sculptures africaines appelées Art en disant qu’elles sont appelées Art. Mais le fait que les sculptures africaines soient appelées de l’Art emporte avec lui des significations additionnelles. Cela signifie en effet que les occidentaux se rapportent à nos sculptures d’une manière différente de celle dont ils se rapporteraient à elles si elles étaient nommées différemment. Une chose que révèlent la désignation linguistique c’est qu’elle catégorise. Le fait donc que la culture occidentale ait décidé d’appeler les sculptures africaines et autres objets tribaux de l’Art est significatif socialement mais cette signification parle des attitudes de la Culture occidentale, pas des sculptures elles-mêmes. Le fait que les sculptures africaines soient appelées de l’Art signifie que c’est de l’Art pour le système occidental mais ne dit rien sur ce qu’elles sont en elles-mêmes ou pour d’autres personnes. En fait tout ce qui est Art l’est par désignation. Il n’y pas d’autre manière d’être de l’Art. De ce point de vue alors, le processus par lequel les occidentaux ont qualifiés les sculptures : objets tribaux fonctionnels africains, comme de l’Art est analogue au processus par lequel ils ont fait de leurs propres objets fonctionnels, pelle à neige, briques, pneus, de l’Art. Le statut des sculptures africaines est celui d’objets trouvés qu’ils ont contextualisés comme Art. La question de savoir si ces sculptures africaines étaient de l’Art dans leur contexte africain d’origine est la question de savoir comment ils étaient culturellement désignés au moment et à l’endroit où ils furent faits.
Art africain ou Legs culturel matériel africain ?
Dans leurs contextes d’origine, ces objets étaient investis de respect et de crainte, pas de noblesse esthétique. On les voyait habituellement en mouvement, de nuit, dans des espaces sombres fermés, à la lueur de flambeaux. Ceux qui les voyaient étaient sous l’influence de sentiments rituels et d’identification collective. Surtout, ces objets agissaient grâce à la présence parmi eux du chaman qui libérait le pouvoir habituellement terrifiant représenté par le masque ou l’icône. Ce qui était en jeu pour le spectateur, ce n’était pas l’appréciation esthétique mais la perte de soi dans l’identification avec la performance chamanique à laquelle il contribuait. Les œuvres artistiques de l’occident ont des fonctions complètement différentes et furent faites pour être perçues dans une attitude complètement différentes. Si des africains ou disons des spectateurs « indigènes » marchaient à travers les musées d’art occidentaux ils verraient une exposition entièrement différente de celle que les occidentaux voyaient comme art du 20e siècle. Ils ne verraient pas de la forme mais du contenu, pas de l’art mais de la religion et de la magie. En fin de compte, n’y-a-t-il pas là un contresens, une absurdité profonde dans l’interprétation des cultures matérielles des Afriques ? Quoi qu’il en soit partons une fois de plus des attitudes occidentales.
L’art africain : un contresens ou une absurdité !
Considérons un exemple inverse où des objets culturels occidentaux furent systématiquement repris par ceux qu’ils appelaient primitifs pour remplir un rôle fonctionnel complètement nouveau. En Nouvelle-Guinée dans les années 30, les emballages de nourriture occidentaux étaient hautement appréciés comme ornements vestimentaires : une boîte de céréales devenait un chapeau, une boîte de conserve ornait une ceinture, et ainsi de suite. Transmise aux occidentaux par la photographie, cette pratique leur paraissait non seulement absurde mais pathétique. Ils savent que les gens des tribus ont fait quelque chose de tellement inapproprié que ça en devient absurde, et sans même s’en rendre compte. Leur sentiment de l’étroitesse et du manque d’envergure du weltaunschung de ceux qu’ils appellent primitifs renforce leur sentiment de la largeur de vue et de la clarté de leur vision du monde. Pourtant, la manière dont les Occidentaux se rapportent aux objets africains qui ont flotté dans leur conscience devrait nous paraître peu différente de celle dont les guinéens avaient utilisé leurs emballages alimentaires : nous devrions nous rendre compte tout de suite que les occidentaux ont fait avec nous quelques chose d’enfantin, d’inapproprié, d’ignorant et d’absurde, et sans même s’en rendre compte.
Bien sûr, vous pouvez trouver plein de petites choses à redire à tout grand projet pour peu que vous vous sentiez l’humeur à argumenter. Mais je suis mû par le sentiment que quelque chose d’important est ici en jeu, quelque chose qui est profondément et même tragiquement, faux. Avec une déprimante radicalité, l’Art met à nu la manière dont les institutions culturelles occidentales se réfèrent aux cultures étrangères, révélant sa subjectivité ethnocentrique bouffie jusqu’à absorber ces cultures et ces objets en elle-même. Je ne me plains pas, à la différence des Indiens Zuni, que nos objets culturels se retrouvent dans les musées. Je ne me plains pas non plus que l’on mène d’impressionnantes et d’intéressantes recherches d’histoire de l’Art sur les déplacements de ces objets à travers les ateliers, ce qui me gène c’est que ces recherches enterrent les vraies questions sous un monceau d’informations. Mon vrai souci est que le concept d’Art africain montre l’égoïsme occidental toujours aussi débridé qu’aux siècles du colonialisme et de souvenirs coloniaux. En définitive, l’art africain ne se justifie que dans une perspective d’assimilation et aux fins de répondre aux questions posées par l’esthétique occidentale. Autrement dit, nous devons repenser notre Culture, sinon nous demeurons des victimes de la colonisation.
Pierre Hamet Bâ
Chercheur en Anthropologie Culturelle afriqueculture@hotmail.com
Article publié dans l’info 7 du mardi 13 Janvier 2004
J’assistais ce jour là, à une conférence au Just For You. Je ne me rappelle plus vraiment de la date, ce devait être le samedi 09 août 2003. Un monsieur que je n’avais jamais vu auparavant venait de faire un brillant exposé sur l’architecture sénégalaise. En profane de l’architecture, des bobines toute pleines de questions se battaient dans ma tête. On parlait ici d’architecture sénégalaise. Je me disais que là, une identité était collée au débat, ce qui engageait donc toute l’histoire de notre tradition culturelle. Il ne s’agissait pas de l’histoire de l’architecture, ni de son évolution, mais de ce qui, dans notre vécu, témoigne de notre génie. J’ai cru comprendre en écoutant ce monsieur qui parlait en son nom propre, Jean Charles Tall, que l’architecture était d’une importance incommensurable dans l’histoire d’un peuple. Il semblait aussi dire qu’étant donné que l’architecture de nos sociétés précoloniales était des œuvres communautaires, nous ne pouvions parler d’architecture d’une manière similaire à ce qui paraît être l’universel. Enfin, je retînt une phrase assez cohérente qui, du reste, avait commencé à m’éclairer sur ce dont il s’agissait exactement. Monsieur Tall venait de prononcer ces mots : « l’architecture est un livre qui permet de comprendre le développement esthétique d’une société ». J’étais dès lors édifié. Il s’agissait ici de parler de l’évolution des aptitudes spirituelles et techniques d’une société : la société sénégalaise ; dans un domaine : l’architecture. Je pouvais alors me permettre de prendre la parole, ce que je fis à peine que le conférencier ait fini son exposé. Je choisis d’abord de raconter une blague pratiquement connu de tous les sénégalais. je vous la rapporte ici en l’actualisant.
Le Président Wade venait de prendre le même vol que Bush et Chirac. Cinq heures plus tard, Chirac, peut-être fatigué des débats diplomatiques commença à se vanter de Paris. Paris vieille ville, Paris belle ville, Paris capitale du monde… « Qu’il sont vantards les français » se dit Bush. « Pourquoi parles-tu de Paris » ? « Nous venons de survoler la capitale de mon pays » réplique Chirac. Que c’est étonnant ! comment le savait-il ? Réponse simple : il apercevait la tour-Eiffel. Au bout de quelques heures, Bush, poussé par son orgueil, réclame l’attention la plus solennelle pour admirer New-York. Etrange ! se disait Wade. Mais il ne posa point de question. Intelligent, il devina que son ami entrevoyait la statue de la liberté. Ne se laissant point impressionné, Chirac avance : « C’est l’œuvre d’un architecte français ». Et Bush de maugréer : « y aurait pas eu le 11 septembre vous pourriez contempler les deux tours jumelles ». Pendant ce temps, Wade, ne voulant pas être en reste, comme il en est de ses habitudes, s’exclame: « nous sommes au pays de la téranga ». Quel Génie ! s’exclamèrent Bush et Chirac. Comment pouvait-il le savoir ? Et tomba une réponse inattendu et décevante : « on vient de me chiper ma montre ».
On rigole, je m’indigne…
Les gens pouvaient rigoler ! C’était une blague mais pour moi ce n’était pas qu’une blague. C’était une indignation. Rappelez-vous, on parlait ce jour là des aptitudes spirituelles et techniques des sénégalais dans le domaine de l’aménagement architecturale de notre environnement. N’y avait-t-il pas donc, dans cette blague, quelque chose de significatif qui méritait attention et réflexion ? Je poursuivis mon discours.
– Cette blague traduit l’absence d’une architecture sénégalaise. Aucune œuvre architecturale n’est digne de représenter notre pays.
Mais on me cria :
– Objection : l’île de Gorée !…
– Objection : la ville de Saint-Louis !…
Et j’en rajoutais :
– Objection : le marché Kermel !…
– Objection : la porte du millénaire.
Ils avaient raison quelque part, Gorée et Saint-Louis sont de véritables œuvres architecturales. Et en plus c’est de notre patrimoine qu’il s’agit, dont l’une, Gorée, est inscrite dans le patrimoine de l’humanité. Bravo ! Mais écoutez ma réplique.
Le patrimoine et l’architecture coloniale en question…
– L’architecture de ces deux vieilles villes ne représente en rien le génie Sénégalais. Elle n’est inspirée d’aucune tradition architecturale sénégalaise. C’est plutôt le symbole de la domination occidentale, le symbole de la puissance coloniale. Elle témoigne de la grandeur des colons, de leur capacité à ériger une architecture capable de résister à l’usure, au temps et aux intempéries. Nos ancêtres, eux, ont construit dans le périssable. C’était le banco, la boue, l’argile, les palissades, la paille. Et il n’y a eu aucune entreprise pour préserver, améliorer et perpétuer cette architecture. Qui peut nier que nos sociétés traditionnelles avaient une architecture avancée qui répondait parfaitement aux réalités de notre environnement. Mais, nous n’avons pas oser entreprendre les recherches nécessaires pour déterrer cette architecture que, dans la volonté de nous persuader de n’avoir été responsable de quoi que ce soit, même de ce qui a été créé chez nous, la domination étrangère a volontairement rangé dans le non être historique. Et nous nous glorifions de cette architecture coloniale. Nous présentons ces villes comme étant les pôles d’attraction touristique. N’est-ce pas avouer contingentement que le génie sénégalais n’existe pas ? N’est-ce pas avouer que nous n’avons rien pu et su créer qui soit digne de nous représenter ? N’est-ce pas reconnaître notre faiblesse à ne pouvoir sortir de la colonisation ? Quelle honte ! C’est notre domination, pas notre résistance et notre génie, que nous présentons à la face du globe. Qu’est-ce qui, au plan visuel, représente la résistance de nos héros nationaux. Ils ont lutté contre l’occupation. Mais nos jeunes qui apprennent cette résistance ont-ils une idée de ce qu’était la demeure de Lat-Dior Ngoné Latyr Diop ? Ont-il une idée de comment étaient constituées nos cités précoloniales ? Comment alors comprendre la décision de l’Etat d’instituer la préservation des architectures coloniales, si ce n’est que pour déprécier notre génie ? Le marché Kermel, n’en parlons même pas, c’est l’œuvre d’un architecte italien. La porte du millénaire est en soi ce qu’on pourrait appeler une socialisation de territoire. Elle a permis aux sénégalais de fréquenter, jusque tard dans la nuit, une partie de la capitale, jadis, crainte dès le couché du soleil. Au delà du jugement de valeur « c’est beau » que certains en posent, elle ne représente rien et ne laisse aucun souvenir à la mémoire, aucune histoire. Est-ce alors une œuvre architecturale aboutie ? La demeure du roi du Sine avait quatre portes dont chacune faisait face à un point cardinal. C’était chargé de sens. Mais aujourd’hui qu’est ce qui peut, dans l’architecture de notre pays, nous rappeler ce pan de notre patrimoine culturel matériel ?
Quelqu’un me cria :
– « nous n’avons pas une idée de la continuité. Nous devons apprendre à continuer notre histoire et ne pas supprimer les villes coloniales de notre histoire. Fort heureusement, Senghor, lui, avait une idée de la continuité ».
On venait de faire un tour de table. Je pouvais reprendre la parole. Je parlais de Culture matérielle, on me parlait d’histoire. Et je continuais…
Entre culture matérielle et histoire…
– Je ne refuse pas que la colonisation fasse partie intégrante de notre histoire. Sauf que là, il ne s’agit pas d’histoire. Il s’agit de déceler dans notre environnement architectural, ce qui relève du génie sénégalais. Qu’est-ce qui, aujourd’hui, découle d’une recherche approfondie et assez pointue de nos traditions architecturales ? En réalité nous est-il donné de parler d’une architecture sénégalaise ? En d’autres termes, existe-t-il une architecture sénégalaise ? Et vous me parlez de continuité ! Notre histoire commence-t-elle avec la colonisation ? N’avions nous pas une histoire avant la domination coloniale ? Comment habitaient ceux qui ont existé avant nous ? Présumez-vous qu’ils n’avez pas de gîte ? Les considérez-vous comme des hommes de Cromagnon ? Ce que vous appelez continuité n’était-ce pas en réalité une acculturation ? Nos dirigeants aux « soleils des indépendances » ont évolué vers ce que j’appelle la théorie du « vous aussi, nous aussi… Vous en avez, nous en avions ». Ce faisant, ils ont essayé de prouver que nous étions des humains au même titre que les occidentaux. Par conséquent, il fallait prouver que nous avions une philosophie au même titre que les occidentaux, que nous avions une littérature comme ils en avaient… que nous avions une architecture comme eux en avaient. Mais dans ce dernier cas, il y a eu problème. Plutôt que d’essayer de déterrer une soit disante architecture semblable à celle de l’Europe, qui en vérité n’a jamais existé, le discours devait plutôt être, nous sommes capable de créer une architecture comme la vôtre. Mais dommage que ce ne fût pas le cas, nous nous sommes attelés à vouloir créer une architecture dans la fouler de la comparaison. Il faut bien voir qu’aujourd’hui ce combat n’est plus d’actualité. Nous ne pouvons pas nous situer de cette même façon dans nos Afriques qui ne disposent pas de leur propre histoire, qui n’ont pas l’initiative culturelle, qui se définissent par des détours et par des médiations diverses, dans nos Afriques qui, après avoir accédé à l’indépendance s’aperçoivent, seulement maintenant, que cette indépendance reste limitée. La décolonisation était une farce. Les toubabs sont volontairement passés en coulisse pour mieux produire notre spectacle. Ce discours des indépendances que Senghor et autres ont conduit, était donc, pour une part, imitative. Et on me parle de continuité ! La véritable continuité ne consiste-t-elle pas à redonner forme à cette vieille liberté acquise. Autrement dit, nos Etats ne doivent-ils pas, actuellement, jeter un pont entre ce qui a été notre histoire d’avant et ce qui commence à être notre histoire d’après la colonisation c’est à dire recréer une sorte de continuité émancipatrice après la parenthèse de la période coloniale ?
L’erreur des jeunes Etats africains…
Tout au long de mon discours, je m’efforçais à ne pas verser sur des explications formulées à partir d’une vision déficitaire de l’Afrique. Je ne voulais pas qu’on ait l’impression que j’incite les architectes à s’attacher aveuglément à l’histoire, d’où l’on pouvait me reprocher une sorte de ghettoïsation et de conservatisme rétrograde. Je m’essayais tout au plus à démontrer que l’Afrique n’a pas su ou pu réorienter son histoire inscrite dans les territoires et son histoire génératrice de dynamismes culturels et de visions de la société qui lui sont propres. Je m’appliquais à décrier que nous n’avons pas su ou pu redéfinir l’inscription dans l’espace territoriale parce que les pouvoirs nouveaux d’après les indépendances ont redouté de toucher d’abord aux frontières, ensuite aux espaces politiques, et donc de réanimer l’emprise territoriale qui aurait pu avoir un sens africain. Je sous-entendais que nous en sommes restés à des découpages qui sont ceux du temps des partages et c’est sans doute ce pourquoi l’aménagement architectural ne pouvait que continuer la logique coloniale. Ce que je mettais sur notre compte en tenant ce discours, ce en quoi on pouvait voir notre faiblesse propre, c’était l’incapacité maintenue de constituer des œuvres architecturales économiquement viables et culturellement cohérentes. Mais personne n’a voulu toucher à nos traditions architecturales d’autant plus que les pressions de l’occident allaient dans le sens de la conservation des anciennes œuvres coloniales. Les grands ensembles architecturaux; qui auraient pu incarné une tradition, une symbolique, toute une richesse de forces et de dynamismes portés par une histoire et une mémoire collective proprement africaine, ne pouvaient être ressuscités. Les théories de Senghor, à justification principalement métisse, n’en étaient pas les substituts. Les idées de villes modernes nègres résistaient mal à l’aliénation culturelle, et à l’effet, à l’admiration de l’architecture de la France mère. Si l’on peut dire, les dynamiques du dedans et celle du dehors n’étaient pas encore dissociables.
Tâches impératives des architectes sénégalais…
Je sais pertinemment qu’on ne construit pas le présent en voulant reproduire à l’identique le passé, en tentant de recomposer les techniques établis durant l’histoire précoloniale, mais sur ce qui est adapté à nos moyens et à notre environnement, on pourrait tisser une architecture moderne. N’est-il donc pas urgent, à l’état actuel, que les architectes sénégalais se penchent sur leur histoire, sur leur passé pour mieux organiser notre environnement. La connaissance de ce passé, de cette culture matérielle, ne peut-elle qu’être bénéfique pour une politique architecturale cohérente, adéquate et digne d’inspirer le bien vivre sénégalais ? Une architecture sénégalaise ainsi basée sur des valeurs culturelles matérielles, des actions inédites et originales, ne peut-elle pas inciter à une exploitation intelligente de notre environnement et à un progrès moins troublé ? En définitive, il revient aux architectes sénégalais la lourde responsabilité de créer une architecture sénégalaise.
La discussion était intéressante mais malheureusement le temps qui nous était imparti ne permettait pas d’épuiser la question. En tout cas merci au JustFor You de nous avoir offert cette tribune.
Au sortir de cette conférence, je m’étais retrouvé au milieu d’un cercle d’intellectuels. Les sujets débattus étaient des plus intéressants. Puis nous avions décidé d’aller manger un bout à L’Impasse. A quatre heures et demi du matin, je me trouvais enfin chez moi. Mais imaginez qu’une telle soirée ne puisse m’ensommeiller. Les bobines de questions m’éclataient encore le crâne. Je me mis alors devant la machine. Et rebelote…
Le scandale du 18 juillet 2003…
J’aurais bien aimé continuer l’histoire de la conférence et vous rapporter les brillantes contributions de l’assistance mais sans vous mentir, je ne m’en rappelle plus vraiment. Veuillez m’en excuser. Peut-être que dans lignes qui suivent des bribes m’en reviendront et je vous en ferais part.
J’étais alors devant la machine. La conférence dont je viens de vous faire un résumé, était organisée du fait de l’actualité d’un des grands projets du Chef de l’Etat : le Musée des Civilisations Noires. Un matin, le Matin nous révélait dans ses colonnes que la maquette qui avait été présentée à la pose de la première pierre de ce musée, avait été réalisée pour un stade dans les pays arabes. Scandale ! Tout le monde était terrifié. Entre les débats dans les radios, les articles de presse, et les conférences, une question était constante : comment oser présenter la maquette d’un stade de football pour un musée des civilisations noires ? Mais avant d’avancer dans ce débat, permettez-moi de faire un pas en arrière. J’aimerais tenir ma promesse de continuer l’histoire de la conférence si des bribes m’en revenaient.
Je me rappelle que cet après-midi ensoleillé de ce même samedi, une architecte sénégalaise m’avait défiée de lui expliquer la différence entre l’œuvre d’un architecte contemporain sénégalais et celle d’un architecte contemporain japonais. Elle parlait d’architecte japonais parce que je soutenais dans mon discours, que n’importe quel pays se respectant avait son architecture reconnaissable au premier coup d’œil. J’avais parlé des pays asiatiques et en particulier du Japon en soutenant que n’importe quelle rue de ces pays était reconnaissable à première vue. Pour preuve dans les films américains, on ne nous indique pas l’Asie en sous-titre. Il suffit que la caméra fasse un panneau sur une rue, et nous autres spectateurs, comprenons que cette séquence se passe dans un pays ou un quartier asiatique. J’en déduisais :
– L’architecture est une fonction essentielle qui représente un peuple là où il n’est pas.
Mais à cela, Madame, professionnelle de son état, restait persuadée de l’universalité de la contemporanéité architecturale. Elle insistait à me lancer ce défi. Sans doute pensait-elle que je ne pouvais argumenter en faveur d’une sensibilité authentiquement sénégalaise qui permettrait au sénégalais de créer des œuvres architecturales ségalaisement sénégalaise. Mais, je ne pouvais relever son défi sur le moment, elle était la dernière intervenante et monsieur Tall Jean Charles devait reprendre la parole pour clôturer le débat. La séance était levée. Les gens continuaient à parler sous la grande case et tout au tour. Je m’avançais pour aller au toilette, mais je ne le fis pas sans m’arrêter devant madame en question pour lui signifier que je ne fuyais pas son défi et que j’allais le relever. Je prévoie d’ailleurs avec votre permission de lui envoyer une copie de cette histoire. Après m’être soulagé, comprenez que des heures de discussion m’avaient empêché de vider le vessie, je revint auprès d’un de mes amis pour m’arranger avec lui de l’heure à laquelle nous allions nous retrouver, devant me rendre à l’autre bout de Dakar pour y rencontrer quelqu’un. Nous avions convenu de nous retrouver au même endroit dans les deux heures qui suivaient. Me voilà parti. Confortablement installé dans le taxi, je sortis mon cahier que je traîne partout pour relever mon défi.
Le Contemporain en question…
Elle me parlait de contemporanéité. Dans les termes de son défi, se révélait l’idée selon laquelle le contemporain est universel. Elle en concluait donc l’impossibilité de faire une différence entre un sénégalais et un japonais architectes. Ces gens bien qu’appartenant à des cultures différentes, partageraient la même contemporanéité et devrait par voie de conséquence produire des œuvres similaires ou presque. Ne voilà-t-il pas là, soulevé tout le débat sur l’universel ? Si le contemporain est partagé par le monde entier, cela voudrait dire que l’identité culturelle n’existe plus. Mais comment était-ce possible ? Puisque la conférence portait sur l’architecture sénégalaise et non sur l’Architecture au Sénégal. L’identité culturelle n’est donc pas morte.
…approche historique du contemporain
Si le Contemporain doit être considéré comme un universel immuable et que l’idée du Contemporain change d’âge en âge, alors ne faut-il pas voir, un âge ou un autre, que les deux aient tort ? En fait, comme aucune époque passée n’a eu tout à fait l’idée du Contemporain qui prévaut aujourd’hui, ne devrait-il pas s’en suivre ou bien que nous avons tort dans tous nos jugements, ou bien que toutes les époques passées se sont trompées ? Confrontés à ce dilemme et incapables de prendre la première hypothèse au sérieux, les « contemporanéistes » n’ont-ils pas donc tacitement pris la seconde à leur compte, quelque soit sa prétention ? Evidemment, cette deuxième hypothèse va dans le sens de la croyance occidentale au progrès, une croyance qui implique que toutes les époques passées s’efforçaient de devenir ce que nous sommes. Pourtant n’est-il pas vraiment difficile de prétendre que les gens du passé se trompaient quand ils vivaient leur vie sur terre comme nous vivons maintenant la nôtre ? Si d’un autre côté, nous admettons que le contemporain est relatif et qu’il change avec le temps, alors, ne pouvons nous pas considérer que chaque époque a raison en son temps et à sa manière. Le contemporain de nos ancêtres n’est-il pas devenu passé de notre époque, et notre contemporain n’est-il pas condamné par l’histoire à devenir le passé d’une génération à venir ? Dans cette perspective le Contemporain tel que c’est présenté dans ce défi, ne perd-il pas son sens ?
…approche sociale du contemporain : le conditionnement
Si nous admettons que nous prenons pour des normes de valeurs objectives ce que nous avons été conditionnés à prendre pour tel. Un japonais peut-il créer, quelque soit la prétention du terme utilisé, contemporain – universel – mondialité ou tout ce que vous voulez, une œuvre architecturale d’une sensibilité sénégalaise ? L’être humain est conditionné par de nombreux facteurs. L’un d’entre eux est la tradition culturelle dans laquelle il vie. Par exemple, dans la tradition occidentale en général, toute architecture qui naît de l’héritage gréco-romain, est acceptable comme architecture et correspondra donc, à un certain degrés, à leur sensibilité. Outre l’influence de la tradition, il y a des facteurs comme la classe sociale ; l’appartenance ethnique ; la région aussi a une influence : les habitants de certaines régions du Sénégal sont plus susceptibles d’apprécier le Wango que les habitants d’autres. Le sexe, l’âge, la santé mentale et physique aussi sous-tendent et façonnent l’être humain. Même au sein de groupes relativement restreints et bien définis, comme disons les membres d’une promotion d’architectes, il y aura des différences de création qui reposent sur des formations individuelles névrotiques. Le désir de l’un d’être en accord avec ses parents, le désir d’un autre d’être en désaccord avec eux, et ainsi de suite. Je ne dis pas aussi que le conditionnement implique que tous les membres d’une culture seront d’accord comme des robots programmés : il limite tout simplement le riche ensemble des options disponibles au sein d’une culture donnée. On voit bien ici que même les membres d’une même société, d’une même promotion, voire d’une même famille ne peuvent pas créer les mêmes choses. Puisque l’ensemble des options mentales d’une culture change sans cesse et est toujours disponible pour des modifications, Il est important de reconnaître que le conditionnement peut-être modifié et assoupli par ceux qui veulent se former et suivent leurs intérêts propres. Comment alors oser soutenir qu’un japonais et un sénégalais même s’ils vivent au même moment historique (21e siècle) pourraient créer les mêmes œuvres architecturales ?
…approche culturelle du contemporain
Il y a une seconde approche de la question non plus à travers l’histoire mais en terme de cultures coexistant dans le même temps. Ici encore on voit des variations locales frappantes dans la notion d’architecture. L’idée d’une bonne œuvre architecturale change de Kinshasa à Bombay. Il s’en suit les mêmes alternatives que précédemment : ou bien certaines cultures ont raison et d’autres tort, ou bien l’Architecture n’est pas un universel immuable mais une réalité subjective projetée sur l’environnement. La solution occidentale classique, caractéristique de l’époque coloniale, consistait à dire que toutes les cultures, à l’exception de la culture occidentale avaient tort. Pour être objectif plutôt que subjectif, un tel jugement devrait être formulé depuis quelque lieu extra-culturel jouissant d’une vue claire sur toutes les cultures, y compris sur la culture occidentale, une culture inaccessible à l’intérieur d’une de ces cultures. A l’évidence aucun point de vue de cette sorte n’est accessible aux êtres humains. La position qui s’impose donc consiste à dire au contraire que la réalité de la contemporanéité change de culture en culture, comme elle le fait d’époque en époque, et qu’aucune conception de la contemporanéité propre à une culture ou à une époque ne peut prétendre à une validité universelle. Puiqu’aucun ensemble de preuves observables n’a jamais été apporté en faveur de l’idée d’universalité de la contemporanéité, je ne vois pas d’échappatoire à la position précédente, sauf à prendre ses désirs pour la réalité.
J’étais de retour au Just For You. Mon ami s’était entre temps entouré de gens. Il n’y avait plus de place autour de la table, je pris donc une chaise et me mis à l’écart. là, isolé, je pouvais continuer ma réflexion.
L’architecture, une fonction politique…
Monsieur Jean Tall pour démontrer l’importance de l’architecture dans une société, expliquait que l’architecture restait un domaine réservé aux gouvernants. En fait, les dirigeants pour donner une certaine image à leur pays instituent des lois que sont tenus de respecter les architectes. Ce faisant, ils ont une emprise dans la gestion de l’environnement et dans l’aménagement du territoire. C’était vrai. Prenant la parole à ce propos, je déclarais :
– Les grecs de l’antiquité construisaient en hauteur. Plus particulièrement, les lieux de culte étaient toujours très élevés. Ce n’était pas rien. Cette élévation avait pour fonction de rendre l’homme petit devant la divinité. Cela participait de la construction du mythe religieux de la grandeur de l’omniscient, l’omnipotent, l’omniprésent. Les colons au Sénégal avaient volontairement occupé la partie la plus haute de Dakar. Ils y avaient construit une architecture élevée. Ce n’était pas rien non plus. Cela correspondait à une volonté d’affirmation et de domination. La fonction principale était d’inférioriser les autochtones. Ce n’était là que la continuité de leur tradition culturelle matérielle.
C’était, assis sur ma chaise, à l’écart de mes amis qui se racontaient des histoires que je repensais à tout cela. De temps à autres, je leur prêtais oreille, je rigolais puis revenais dans mes pensées. Bientôt j’entendis une jeune femme me parler :
– Vous prenez quelque chose monsieur ?
Et mes amis d’ajouter :
– Mais ou est-ce que tu es ? es-tu avec nous ?
Je répondis que j’étais en voyage, on rigolât, et je continuais dans la même posture, ressassant ça et les là des idées diffuses dans ma tête. Ensuite retournant à la fonction politique de l’architecture, je me demandais si on pouvait faire confiance à nos politiques dans la charge de conduire l’aménagement architectural de notre pays. En même temps cependant, je me dis qu’on pouvait faire confiance aux forces qui contrôlent la société autour de nous, qui sont en elles-mêmes des agents de conditionnement puissants, pour utiliser leur position dans le sens du développement de leur propre programme. Je venais de comprendre le point de vue du conférencier sur la responsabilité politique. Je me dis :
– Voilà pourquoi les œuvres architecturales sont sujettes à l’influence des forces comme celles que Théodore Adorno appelait les forces de l’industrie de la culture et Louis Althusser celles des appareils idéologiques d’Etat. Le système d’architecture qui prévaut dans une société est en partie un outil idéologique dissimulé. Toutes les œuvres architecturales étant historiquement conditionnées, comme le soutenait monsieur Tall, ont en partie, une portée idéologique et sont ainsi susceptibles de changer pour des raisons sociales.
Me voilà enfin éclairé sur la position de madame l’architecte. Il m’en a fallu du temps. En fait, je conclu ici que c’était l’avantage des pays économiquement puissant de présenter leur propre critères comme éternels et universels. Voilà pourquoi elle parlait en terme de contemporanéité. Je finissais de ruminer ces mots quand la serveuse me présenta gracieusement mon verre de bissap-djindjer. J’en pris une gorgée, alluma une cigarette et lui dis :
– Faites attention madame.
A quoi ?
Répondit-elle.
En réalité, ce n’étais pas à elle que je parlais. J’étais tellement plongé dans mes pensées que j’en étais arrivé à monologuer. Je lui demandais pardon et continuais à m’entretenir, dans le but de relever le défi, avec madame l’architecte qui avait quitté les lieux depuis 19 heures. Je lui disais :
– Faites attention madame ! La notion de contemporain est politique. Mais cela ne signifie pas que ses critères architecturaux ne sont pas valides ; les pays développés quels qu’ils soient, pour rendre leur système le plus convaincant possible, peuvent faire usage des sensibilités les plus au point pour rassembler le monde entier autour de la structure qu’ils veulent. Face à cette situation qu’on appelle mondialisation, nos œuvres architecturales doivent rester une expression très réelle de la sensibilité de notre culture, une manière de conduire à ce qui pourrait être appelé notre personnalité ou notre âme. N’entendez pas par là, un carcan, quelque chose de rigide et d’inflexible mais comprenez plutôt une entité qui change et qui est contingente.
Je me disais que c’était peut-être trop tard et que madame du défi de cet après-midi de samedi ensoleillé ne m’entendais pas. Mais je tenais à être quit avec ma conscience. Voilà qui était fait. J’avais alors cru en avoir fini de me torturer l’esprit avec ce sujet, en réalité, j’étais revenu pour m’amuser pas pour réfléchir. Mais que ce ne fût possible quand je me rendit compte que je venais de conclure que l’architecture construisait notre personnalité. Je me demandais alors quelle était la personnalité qu’on pouvait espérer de cette maquette qu’on nous avait présenté pour le musée des civilisations noires ? Souvenez-vous, je mettais mis à la machine à quatre heures et demi du matin et j’avais entrepris de vous parler d’un des grands projets du Chef de l’état à savoir le musée des civilisations noires. Et nous en étions à ce matin du scandale du Matin. Le problème portait sur quelle architecture pour ce musée. D’autres voix s’étaient élevées avant la mienne pour remettre en cause cette idée. Résultat, le Soleil avait annoncé à la première page de sa livraison du lundi 04 août 2003 le « rejet du projet d’Atépa ». Le conseillé du président de la République pour la Culture monsieur Mamadou Traoré Diop, avait déclaré le dimanche 03 août 2003 :
« le projet actuel (celui qui avait été présenté lors de la cérémonie de pose de la première pierre, le 18 juillet dernier à Dakar) n’est pas l’image retenue pour le musée. C’est une esquisse préliminaire, c’est-à-dire une hypothèse de départ ». (voir la page 2 du Soleil du lundi 04 août 2003).
Je pense avoir, dans les lignes précédantes, expliqué l’impératif qu’il y avait à créer une architecture sénégalaise. Je pense aussi vous avoir dit que l’architecture est une expression très réelle de la sensibilité d’une culture, une manière de conduire à ce qui pourrait être appelé sa personnalité ou son âme. cela devrait être suffisant en terme de mobile pour me permettre de disserter sur l’architecture du musée des civilisations noires. Mais puisque d’autres se sont déjà prononcés et ont abouti au retrait de ce projet d’architecture, Je ne ferais donc que poser une problématique :
– L’architecture du musée des civilisations noires ne doit-elle pas être, en soi, un produit des civilisations noires ? (A suivre)
Article publié dans taxi le journal des lundi 25, mardi 26 et mercredi 27 août 2003
Le vent des indépendances devait ravager les ordres coloniaux établis pour permettre à l’Afrique perdue de se retrouver. Toutefois, il apparaît aujourd’hui que ce vent, au lieu de nous mettre sur de nouvelles marques, nous à plutôt égaré. L’occident s’exclame alors : pourquoi l’Afrique tarde-t-elle à se développer ? Pourquoi s’embourbe-t-elle autant ? Et Kabou Axel, en 1993, lance la question : « Et si l’Afrique refusait le développement ? » Autant de questionnements qui proclament hypocritement l’échec de l’assistanat, de l’aide au développement et des politiques africaines actuelles. Où se trouve alors le mal ? Est-ce en nous, ou est-ce plutôt au sein de ces questionnements que nous devons les trouver ?
Les préoccupations occidentales sur notre sort sont significatives. Elles ne disent pas que les occidentaux nous sont solidaires, elles parlent plutôt de l’attitude paternaliste occidentale. Elles n’entendent pas nous assister mais elles dénoncent toutes les mesures prises à l’encontre de l’Afrique. Elles crient fort silencieusement que l’occident plutôt que de nous servir, nous a asservi. Enfin, elles fustigent l’aide au développement car les occidentaux qui se disent développés sont loin de se désintéresser de leur propre développement. Ainsi les occidentaux qui prétendent nous aider nous sucent dans l’attrait de leur propre développement pour enfin nous confiner dans une paresse, dans un refus de progrès, dans une infériorité mentale qui nous exige de reproduire leurs schémas, de calquer, copier leurs eues et coutumes comme si celles-ci était des normes universelles. On comprend alors aisément les préoccupations de Kabou Axel et celles plus récentes de Stephen Smith. C’est qu’aux yeux de l’occident, nous ne représentons pas plus que des bébés, incapables donc de nous prendre en charge. Et, ils doivent nous mettre des couches. D’abord ils entendaient nous mettre la couche du bien être moral et matériel dans une vocation missionnaire ayant pour but de nous faire simultanément partager leur vérité évangélique et leur croyance au progrès. L’homme blanc se croyait alors investi d’une mission sacrée : la civilisation, car pour lui les peuples forts devaient apprendre aux races inférieures, faibles, voire dégénérées, comment s’organiser, régir la société, utiliser les ressources… Néanmoins, cette soit disante couche civilisatrice ne caractérisait que le contact déstabilisant entre différentes croyances, idées, sensations, affects, actions concrètes… En vérité la colonisation n’était que le résultat d’un choc culturel mal digéré dû à une rencontre avec des systèmes d’habitus différents des leurs. Ce choc culturel, alimenté d’une vision ethnocentrique, à amené l’occident à ne pas nous reconnaître la qualité d’humain, le droit de faire partie de l’humanité. Cette première mission civilisatrice n’était donc basée que sur une incompréhension de nos valeurs culturelles. Elle n’avait pas pour but d’améliorer nos conditions de vie car la civilisation emporte avec elle des significations additives. Elle véhicule une évolution vers une vision linéaire du monde (celle de l’occident) malgré nos différences culturelles. En définitive il ne s’agissait là que d’une mission d’occidentalisation. Ce ne sont donc pas les formes politiques coloniales qui sont les plus dangereuses. Mais présentement, quand on parle de la colonisation et de ses conséquences sur l’Afrique actuelle, on disserte ordinairement sur sa forme politique. On néglige trop souvent sa forme d’organisation économique qui transporte avec elle une culture : un modèle de rapport à la nature, aux choses et aux autres. On occulte ainsi le désir occidental de savoir tout sur tout et de maîtriser le monde qui nous entoure. Les conquêtes de l’empire romain, les croisades, la planète triangulée par les flux d’épices, d’esclaves et d’or…et les invasions américaines plus récentes traduisent tous une même volonté : la prétention occidentale à l’hégémonie. L’occident s’imagine encore grande manufacture de l’univers ; et le reste du monde, pourvoyeur de matières premières. Naturellement, son mode de fonctionnement n’a pas manqué de susciter d’innombrables critiques, mais jusqu’ici ces critiques n’ont jamais porté sur l’évolution économique et technique que favorise l’industrie. Le mouvement marxiste n’a jamais remis en cause l’accumulation des forces productives et les technologies nécessaires au développement. Les libéraux capitalistes et le socialistes entretiennent tous deux l’idée selon laquelle le progrès social ne peut résulter que de l’accroissement de la richesse d’une société. Donc la même idée du progrès est partagée par les pays communistes, les pays socialistes et les pays capitalistes. Ils sont pour ainsi dire tous impliqués dans une conception fondamentale de la réalité : celui qui vient du projet des lumières.
Je n’ai pas l’ambition de retracer ici précisément l’histoire économique et politique du colonialisme, mais plutôt de nous donner un aperçu de l’idéologie qu’il a transportée pour nous amener à réfléchir sur la situation actuelle des relations Nord – Sud. Autrement dit, face à la situation africaine actuelle qui ne fait que s’aggraver, il devient important d’essayer de comprendre et d’expliquer comment les sociétés aujourd’hui industrialisées se sont développées, pourquoi certaines d’entre elles sont en crises et en sortent difficilement, pourquoi d’autres ne se sont industrialisés que plutard et si lentement ou pourquoi d’autres encore n’y parviennent pas du tout. En d’autres termes, afin de proposer de nouveaux éléments destinés à améliorer nos politiques nationales, il convient de remettre en question l’idée de développement, d’y intégrer la notion d’identité culturelle pour la rendre relative ou tout simplement d’y remédier à travers des systèmes basés sur notre culture ainsi que l’exige l’assertion Senghorienne : « la culture est au début et à la fin du développement ». Toutefois, quel est le sens de ce développement dont on parle autant ? Est-ce l’expression d’une politique de progrès ? Est-ce un concept au moyen duquel accuser davantage le retard de l’Afrique ? S’agit-il d’une politique de rattrapage, ou est-ce tout simplement une politique d’occidentalisation ?
A la suite des indépendances, la société occidentale persistant à penser qu’elle incarnait l’avenir de toutes les autres sociétés, entendait nous changer de couche. Non pas que ayons chié dans celle de la civilisation, mais plutôt parce qu’il leur fallait être plus vicieux pour se légitimer. La mission civilisatrice ne fut pas abandonnée ou jeter à la poubelle, elle fut tout simplement transformée en mission d’aide d’aspect économique et technique pour traiter l’extrême pauvreté qu’a causée la prétention occidentale. La répression et la présence effective du colon devaient alors être bannies puisque les délices de son niveau de vie et le mirage de sa puissance suffisaient pour lui véhiculer une image prestigieuse. Le mode disciplinaire évolua de fait vers un mode de consentement vicieux et trompeur au sein duquel la colonisation n’était plus nécessaire à la domination occidentale ; la contrainte et la domination toujours présentes devenaient impalpables, l’occident impérialiste se faisait coopérant, l’imposante occidentalisation devenait de l’ordre du choix, la propagande à l’égalité des chances devenait effective. Il ne leur restait dans ces conditions qu’à nous achever, en ouvrant la course au développement. L’occident prétend alors que même si les sous-développés sont un peu en retard sur les développés, ils peuvent espérer, puisque les chances sont prétendues égales, combler l’écart à l’image du sous-chef qui peut toujours rêver de devenir chef à son tour…à condition de jouer le même jeu et de ne pas avoir une vision trop différente de la chefferie.
Illusion je proclame ! Et illusion devraient proclamer tous les Etats africains qui n’aperçoivent plus la lueur du développement. En réalité, les pays développés ne sont pas statiques. Bien au contraire, ils sont d’une grande mobilité car ils leur faut garder cet écart qui légitime leur statut de modèle. L’occident qui prône l’égalité des chances au développement en nous ouvrant la possibilité de participer à la course, avec son assistanat et son aide, ne se laissera jamais rattraper sous peine d’être dévalorisé et de perdre sa place de modèle. Son contenu n’est donc pas fixe. Il lui faut créer perpétuellement de nouvelles normes qui alimentent la distance. C’est pourquoi, la définition du développement qui nous semble évidente à chacun de nous, n’est pas toujours commune à tous, car nous avons des idéaux différents. Le sens que l’on a donné au développement a, tout au long de l’histoire, évolué en fonction de facteurs historiques et culturels. Mais il y a une constante qui se définit par : condition idéale de l’existence sociale dans un contexte social et historique donné. Il est, par conséquent, indispensable de ne pas réduire le développement à un aspect économique, car adhérer à un modèle économique c’est être entraîné dans une façon de voir les choses et dans une philosophie de vie loin des réalités que nous vivons. Le développement est ainsi indissociable de ses autres aspects à savoir le culturel, le social, le politique… On peut même dire que la culture n’est pas qu’une dimension du développement, mais au contraire que c’est le développement qui est une dimension de la seule culture occidentale. Aspirer à ce modèle c’est comme dit Serge Latouche communier dans la foi en la science et révérer la technique, mais aussi revendiquer pour son propre compte l’occidentalisation, pour être plus occidentalisé afin de s’occidentaliser encore plus. Le développement, produit culturel de l’axe du bien (entendez les relations Nord – Sud) n’est donc pas l’expression d’une politique de progrès. C’est plus qu’une politique de rattrapage, une politique d’occidentalisation. C’est même bien plus qu’un concept au moyen duquel accuser davantage le retard de l’Afrique. Le développement est la forme dominante du projet civilisateur qui a mûri en occident. Il s’agit donc d’un mensonge qui nous exige de faire comme si. On continue à espérer plutôt que d’avouer l’échec alors qu’il ne s’agit que d’une couche trouée qui nous met à nu quand l’occident se couvre de bien être. A chacun donc de faire comme si. De cette sorte, grâce à la banalisation de cette indifférence au réel, le développement pourra continuer de faire illusion, non plus comme la justification, à priori, des pratiques de mondialisation ; mais comme leur conséquence possible mais incertaine, au terme de l’histoire.
S’attacher à une croyance de l’ordre du virtuel qui se présente sous la forme d’un au delà paradisiaque résigné au « comme si » qui légitime le processus de globalisation dont les conséquences sont dramatiques, telle est la nouvelle couche que nous amène l’occident. A défaut de certitudes, il nous suffit de faire comme si… Comme si les malheurs d’aujourd’hui portaient en germe le bonheur de demain… Comme si le développement était généralisable, comme si la dette africaine pouvait être remboursée, comme si le rattrapage des pays riches par les pays pauvres était possible, comme si la croissance illimitée pouvait être durable. Comme si le virtuel pouvait triompher du réel. Comme si nous étions tous des occidentaux.
Votre Excellence, comme enfant, nous l’avions appris et chanté : « (…) Nous disons non… [car] nos ancêtres (…) ont tracé droit le chemin et forgé notre destin ». Il est temps de sortir de cet axe du mal, de passer du constat d’échec au refus, des rêves rassurants aux questions sérieuses, de l’illusion à la réalité même si aujourd’hui tout incite à les confondre.